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Anarchisme épistémologique

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L'anarchisme épistémologique est une approche du philosophe des sciences Paul Karl Feyerabend, d'origine autrichienne et naturalisé américain, il est né le 13 janvier 1924 à Vienne et décédé le 11 février 1994. Dans un ouvrage publié en 1975, "Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance", il expose une vision anarchiste de la science. Thème qu'il renforça dans deux autres ouvrages, "La science dans une société libre" publié en 1978 et "Adieu la raison", un recueil d'articles publié en 1987.

Une critique de l'épistémologie de la science moderne

Feyerabend critique le point de vue scientifique courant :

  • critique de l’objectivité : il n’y a pas d’autonomie des faits, la théorie n’exprime pas seulement les faits, elle les constitue ; il n’y a pas de fait brut, tout fait est chargé de théorie ;
  • critique de l’empirisme : « le même ensemble de données observationnelles est compatible avec des théories très différentes et mutuellement contradictoires » ;
  • critique du rationalisme : « le rationalisme n’a pas de contenu identifiable et la raison n’a pas de programme reconnaissable en dehors et au-dessus des principes du parti qui, par hasard, s’est approprié son nom ».

Contre la méthode plaide pour un pluralisme méthodologique. Pour Feyerabend, la science est une connaissance sans fondements, « la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses ». Il n'est pas pour autant "anti-science" : « ce à quoi j’objecte c’est à l’interprétation et à la défense rationalistes de la science ». Pour lui, la science est langage, art et histoire. Son antifondationnalisme est antiautoritaire et antidogmatique. Il plaide pour une séparation de la science et de l’État ; pour lui, une bonne part du prestige de la science vient de son lien avec l’État et du crédit (et des crédits !) que ce dernier accorde aux scientifiques qu'il emploie.

En reprenant les références de l'anarchisme politique et religieux, sa critique de la méthodologie scientifique moderne s'appuie essentiellement sur les points suivants :

  • L'idée que la science doit être organisée par des règles fixes et universelles est à la fois utopique et pernicieuse.
  • L'apparition des phases de désordres dans la progression de la science.
  • La proposition d'une méthode contre-inductive comme facteur d'innovation et d'incitation à la recherche d'autres hypothèses et paradigmes jusqu'à l'obtention de nouvelles théories.
  • Un espace nécessaire de liberté le plus vaste possible dirigé par le principe du « anything goes » (« tout est bon »)
  • Une obstination et une opposition au monopole d'un modèle théorique d'où une défense du pluralisme méthodologique pour lutter contre l'aspect réducteur d'une théorie dominante.

Une critique de la théorie poppérienne de la réfutabilité

Paul Feyerabend, qui fût un proche disciple de Karl Popper jusqu'à son éloignement progressif, contesta la théorie de la réfutabilité (falsificationisme naïf) de Karl Popper en raison de sa prétention à se poser comme méthode infaillible pour déterminer la démarcation entre science et non-science.

Pour Feyerabend ce critère méthodologique poppérien de réfutation ou validation des théories scientifiques par le principe de falsifiabilité contient des limites. En effet, ce n'est pas toujours les falsifications qui font avancer la science, certaines théories dominantes ne s'accordent pas toujours avec tous les faits, cela va donc à l'encontre du principe de réfutabilité qui consiste dans une démarche d'élimination de fausses théories. Pour ce motif la science ne peut se contenter du critère de falsification comme norme unique.

Il y a, en fait, des périodes de rigidité institutionnelle qui sont, tout d'un coup interrompues par de longues ou de brèves phases de désordres. Les fondements traditionnels scientifiques d'une ou plusieurs disciplines sont alors remis en cause. Ceci représente une phase d'anarchie méthodologique. Et, les théories dominantes sur le plan institutionnel laissent la place à une prolifération de théories variées, qui se juxtaposent, s'allient, collaborent ou se contredisent. Cet anarchisme apparent laisse la possibilité à l'émergence de théories fausses, non prouvées et non réfutables[1]. Par conséquent, le principe de réfutabilité n'est pas automatiquement opérationnel dans une phase d'anarchisme épistémologique.

Selon la théorie poppérienne, une théorie plus performante en remplace une autre moins performante. Or, Paul Feyerabend conteste cette linéarité de la progression scientifique. Il n'existe pas de lien définitif et systématique entre la progression chronologique des théories et leur portée explicative. A cette vision "bureaucratique" du progrès de la science, Paul Feyerabend évoque un "marché concurrentiel" des théories. L'évolution existe bien mais grâce à une concurrence perpétuelle entre "entrepreneurs" scientifiques cherchant à imposer leurs vues. Sans cette concurrence, la dynamique du progrès de la science serait probablement impossible.

La tradition de la connaissance scientifique comme répertoire de nouvelles théories potentielles

Selon Paul Feyerabend, des contextes scientifiques et sociaux différents impliquent une très grande variété de méthodes adaptées à la situation. Il précisa également que l'évolution des discours et des pratiques scientifiques empêche de décrire correctement la réalité du monde. Il signifiait, par là, que les sphères politiques et sociales influencent le monde de la connaissance scientifique. Les efforts, les découvertes et la propagation scientifique ne s'effectuent pas sans le conditionnement politique et social. Le scientifique a une image tronquée et simpliste du réel s'il ne prend pas en compte son environnement institutionnel. Il présumait aussi que l'élaboration de la connaissance scientifique est sensible à l'art et à l'émotion.

Pour Paul Feyerabend, les constructions théoriques transmises par la tradition sont très importantes. Elles offrent des cadres d'interprétation naturelle qui permettent d'appréhender notre environnement. Une tradition est perçue comme un répertoire de connaissances scientifiques parmi lesquelles existent des théories réfutées. Or, beaucoup de théories réfutées furent reprises dans l'histoire en les amendant et en les modifiant pour fournir d'autres paradigmes.

Les cadres théoriques contiennent des propositions et des concepts non exclusifs. ces derniers se déplacent d'un cadre théorique à l'autre car le propre d'une théorie, selon Paul Feyerabend, c'est que ses frontières ne sont pas étanches. Elles sont relativement poreuses.

Critiques vis à vis de la position de Paul Feyerabend

Que Paul Feyerabend choisisse la métaphore de l'anarchisme n'est pas une critique en soi. Mais le problème, c'est qu'il accole à l'anarchisme tout un ensemble d'attributs[2] : anarchisme scientifique, anarchisme épistémologique, anarchisme théorique, anarchisme méthodologique, anarchisme de la connaissance. Cette confusion est assez troublante et nuit à la clarté de son propos. Est-ce que tous ces attributs sont équivalents ou l'anarchisme s'applique à tous les niveaux ? A ce rythme, il ajouterait volontiers l'anarchisme de l'information ou l'anarchisme des données (data), ce qui le ferait tendre vers le subjectivisme.

Sans être effectivement un adepte de l'objectivisme, il prend des positions distantes et inconstantes avec le réalisme épistémologique et s'approche très près du relativisme. Quelquefois proche de Imre Lakatos, pour qui une théorie s'améliore plus qu'elle ne se réfute (à la différence de Karl Popper), Paul Feyerabend invoque une évolution de la connaissance plurielle. Mais les acteurs scientifiques n'ont pas vraiment de substance humaine. Ils existent mais sans agir vraiment. Paul Feyerabend loue leurs présences sans chercher à comprendre et en déduire leurs actions. En définitive, Paul Feyerabend néglige l'agir humain des hommes et femmes de la science. S'il adoptait une approche praxéologique, et donc celle de l'agir humain, il apporterait un regard beaucoup plus satisfaisant et enrichissant au processus de découverte scientifique. Hélas Paul Feyerabend laisse, à ce jour, un travail inabouti. Et, le fait que les théoriciens de la sociologie de l'action (théorie des logiques d'action) reprennent à leurs compte l'anarchisme épistémologique sans en solidifier les bases donne un aspect patchwork à la sociologie des organisations plus ou moins appréciable.

Informations complémentaires

Notes et références

  1. * La théorie de l'agir humain est une théorie non réfutable donc ne satisfaisant pas le principe de scientificité défini par Karl Popper
  2. « La science est une entreprise essentiellement anarchiste : l’anarchisme théorique est davantage humanitaire et plus propre à encourager le progrès que les doctrines fondées sur la loi et l’ordre » Paul Feyerabend, 1979, Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Paris : Le Seuil, p13

Citations

  • Nos religions, nos idéologies et nos conceptions scientifiques ne sont que des systèmes organisés de croyances. (Jean-Pierre Petit)
  • Les liens entre Thomas Kuhn et Paul Feyerabend sont évidents : pour eux, la science n’est scientifique qu’en apparence, enfermée qu’elle est dans son jargon et son logicisme, sans omettre les luttes de pouvoir qui s’exercent pour la contrôler et la manipuler. Dans ce qu’elle a de plus fécond, elle relève plus de l’art que d’une méthode prétendument expérimentale. Pour Feyerabend, le seul principe qui vaut est « Tout est bon ». Telle serait la devise de l’anarchisme épistémologique. Ajoutons qu’à ses yeux il n’y a pas d’idée si ancienne et absurde soit-elle, qui ne soit capable de faire progresser nos connaissances. (Roland Jaccard, 2020)

Bibliographie

  • 1975, Paul Feyerabend, Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance,
    • Nouvelle édition en 1979, Paris : Le Seuil
    • Nouvelle édition en 1988, Collection Points Sciences, Seuil
  • 1979, William J. Broad, "Paul Feyerabend: Science and the Anarchist", Science, New Series, Vol 206, n°4418, 2 novembre, pp534-537
  • 1983, S. Olczyk, L'utopie contre la méthode (l'anarchisme épistémologique de Feyerabend), Kultura i Spo eczenstwo Warszawa, vol 27, n°3, pp119-139
  • 1992, Klaus Fischer, "Die Wissenschaftstheorie Galileis - oder: Contra Feyerabend", Journal for General Philosophy of Science / Zeitschrift für allgemeine Wissenschaftstheorie, Vol 23, n°1, pp165-197
  • 1997, Elisabeth A. Lloyd, Feyerabend, Mill, and Pluralism, Philosophy of Science, Vol. 64, Supplement. Proceedings of the 1996 Biennial Meetings of the Philosophy of Science Association. Part II: Symposia Papers, Dec., pp396-407
  • 1998, Paul Feyerabend, "Adieu la raison", Collection Points Sciences, Seuil
  • 2000, John Preston, "The Worst Enemy of Science : Essays in Memory of Paul Feyerabend", Oxford University Press, Oxford
  • 2001, Emmanuel Dikasso Malolo, "Feyerabend : Épistémologie, anarchisme et société libre", PUF, Paris

Articles connexes


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