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Éthique de l'argumentation

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L'éthique de l'argumentation est une conception éthique développée par Hans-Hermann Hoppe (The Economics and Ethics of Private Property, 1993) et inspirée par le philosophe Jürgen Habermas, préconisateur d'une éthique de la discussion[1].

C'est une éthique rattachée à l'apriorisme rationaliste de Mises, qui tente d'établir des vérités éthiques ou normatives en examinant les prérequis du discours : ce qui est présupposé par une argumentation (comme la propriété de soi-même du locuteur et de ses interlocuteurs) ne peut être nié par l'argumenteur sous peine de contradiction performative :

Toute personne qui voudrait contester le droit de propriété de son propre corps serait prise dans une contradiction, car argumenter ainsi et affirmer la vérité de cet argument revient à accepter déjà implicitement la validité de cette norme.[2] (Hans-Hermann Hoppe)
Nul ne peut nier, sans tomber dans des contradictions performatives, que la rationalité commune telle que manifestée par la capacité d’échanger des propositions constitue une condition nécessaire aux problèmes éthiques, car ce déni devrait lui-même être présenté sous la forme d’une proposition. Même un relativiste éthique qui admet l’existence de questions éthiques, mais nie qu’il existe la moindre réponse valable, ne peut nier la validité de cette proposition (qu’on a donc aussi appelée « a priori de l’argumentation »). Ensuite, il est souligné que tout ce qui doit être présupposé par l’argumentation ne peut à son tour être contesté de manière argumentative sans s’emmêler dans une contradiction performative, et que parmi de telles présuppositions, il en existe non seulement des logiques, telles que les lois de logique propositionnelle (p. ex. la loi d’identité) mais aussi des praxéologiques. L’argumentation n’est pas faite juste de propositions libres, en l’air, mais implique toujours aussi au moins deux argumentateurs distincts, un partisan et un opposant, c.-à-d., l’argumentation est une sous-catégorie de l’action humaine. Puis, il est alors montré que la reconnaissance mutuelle du principe d’appropriation originale, tant par le partisan que par l’opposant, constitue le présupposé praxéologique de l’argumentation. Nul ne peut proposer quoi que ce soit et attendre de son adversaire qu’il se convainque lui-même de la validité de cette proposition, ou sinon la nie et propose autre chose, à moins que son droit et celui de son adversaire au contrôle exclusif de leur « propre » corps initialement approprié (cerveau, cordes vocales, etc.), et l’espace respectif où ils se tiennent, soient déjà présupposés et considérés comme valables. Enfin, si la reconnaissance du principe de l’appropriation originelle forme le présupposé praxéologique de l’argumentation, il est alors impossible de fournir une justification propositionnelle à tout autre principe éthique sans se heurter ainsi à des contradictions performatives. (Hans-Hermann Hoppe, Démocratie, le dieu qui a échoué)

Pour Hoppe, toute proposition d'une éthique qui ne serait pas libertarienne serait contradictoire avec la propriété de soi-même : le seul fait d'argumenter en sa faveur "falsifie" d'emblée son contenu. La simple tenue d'un débat affirme indirectement la norme de la propriété privée.

Hoppe pose ainsi un fondement purement rationnel à l'éthique. Ce fondement est compatible avec le principe de non-agression et n'a pas besoin du concept de droit naturel. Selon Rothbard[3], cette conception a l'intérêt de dépasser le dualisme éthique habituel entre être et devoir être. Stephan Kinsella[4] (principe juridique de l'estoppel) et Frank van Dun s'inspirent de l'éthique de l'argumentation de Hoppe.

Critiques

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Cette éthique n'a pas convaincu la majorité des libéraux, les Randiens y retrouvant le rationalisme kantien honni et ses assertions "synthétiques a priori", une partie des jusnaturalistes (malgré l'avis favorable de Rothbard) la jugeant trop dogmatique et éloignée de la loi naturelle (sans être cependant contradictoire avec elle). L'éthique de l'argumentation partage avec l'éthique kantienne le présupposé que l'on peut déduire une éthique de la Raison seule.

Le raisonnement de Hoppe ne valide pas le postulat de la propriété de soi-même, car il le présuppose. La validité de la propriété de soi-même n'est ainsi pas prouvée par son argumentation, elle est seulement affirmée, ce qui fait dire à un critique que « reconnaître implicitement que 2 et 2 font 5, tout en affirmant qu’ils font 4, ne prouve pas qu’ils font 5 »[5]. L’assentiment que l’on donne à une proposition donnée ne démontre pas la validité de cette proposition : de l'énoncé "je dois respecter la vie et les biens d'autrui" on ne saurait déduire l'existence de ce devoir.

Pour plusieurs auteurs qui soutiennent la propriété de soi-même, l'argument de Hoppe n'est cependant pas valable et ressemble à une pétition de principe.

Roderick T. Long donne ainsi une critique approfondie de ce qu'il appelle un "argument Hoppriori"[6]. Il décrit la démonstration de l'éthique de l'argumentation hoppienne en 5 étapes :

  1. Aucun point de vue n'est rationnellement défendable s'il ne peut être justifié par un argument.
  2. Aucun point de vue ne peut être justifié par un argument s'il nie une condition préalable à l'échange argumentaire interpersonnel.
  3. L'échange argumentaire interpersonnel exige que chaque participant à l'échange jouisse d'un contrôle exclusif sur son propre corps.
  4. Nier le droit de propriété de soi-même revient à nier le contrôle exclusif sur son propre corps.
  5. Par conséquent, la négation du droit de propriété de soi-même n'est pas rationnellement défendable.

Roderick T. Long montre qu'aucune de ces affirmations n'est certaine. Il ne pense pas que l'on puisse définir le juste indépendamment d'une conception de la vie bonne et d'un cadre praxéologique.

David Friedman exprime une critique assez similaire[7]. Il résume ainsi l'argument de Hoppe :

  1. si une proposition est contradictoire avec la possibilité d'argumenter en sa faveur, cette proposition est fausse ;
  2. la propriété absolue de soi-même est nécessaire pour argumenter en faveur d'une proposition ;
  3. par conséquent, on ne peut nier sans contradiction l'éthique libertarienne.

Friedman montre que les points 1 et 2 ne sont pas prouvés. Par exemple, la proposition "le devoir moral ne devrait jamais faire l'objet d'une argumentation" ne peut être soutenue par une argumentation, mais sa vérité n'est ni prouvée ni infirmée. De même le point 2 n'est pas prouvé, car dans de nombreuses sociétés non libertariennes on a toujours pu soutenir une argumentation, et même dans une société en état de complète anomie cela resterait encore possible.

De façon similaire, pour Drieu Godefridi[8], Hoppe affirme que l'éthique suppose l'argumentation et que l'argumentation suppose le contrôle de son propre corps. Or une éthique ne suppose pas une argumentation (Godefridi cite l'éthique nietzschéenne comme contre-exemple) et l'argumentation suppose le contrôle d'une partie seulement de son propre corps, et non une appropriation de ce corps ou d'autres ressources de la nature.

Robert P. Murphy et Gene Callahan[9] remarquent que la démonstration de Hoppe échoue à réfuter une éthique collectiviste qui prescrirait de prélever un rein à une personne en bonne santé pour le donner à une personne qui en aurait besoin : on n’a en effet pas besoin d’un rein pour argumenter. Pour eux, le maximum que Hoppe réussisse à prouver est la nécessité de disposer librement de certaines parties du corps, et seulement pendant la durée de l’argumentation[10]. Ainsi un nationaliste qui argumente en faveur de l’enrôlement de force de la population dans l’armée en cas d’invasion du pays n’est pas engagé dans une contradiction performative, puisqu’il ne fait que défendre l’emploi de la violence dans certaines situations futures. Hoppe ne peut démontrer non plus sur la base d’une éthique de l’argumentation que les droits sont universalisables, il se contente de l’affirmer. Murphy et Callahan mentionnent (à la suite de David Friedman[11]) qu’un esclave peut argumenter avec succès, ce qui montre que la propriété de soi-même n’est pas indispensable pour cela (cependant Hoppe explique à juste titre qu'il s'agit d'un droit moral, et non d'un droit positif).

Hoppe répond à ces objections en refusant d’examiner tout fait ou toute preuve empirique, parce que pour lui sa démonstration se borne à prouver qu’on ne peut justifier des principes de propriété non libertariens sans tomber dans une contradiction ; cependant, pour Murphy et Callahan, sa preuve repose pourtant sur un fait bien empirique, qui est la propriété de soi-même comme condition à l’argumentation. Pour eux, Hoppe échoue à faire coïncider les règles libertariennes relatives à la propriété avec les conditions nécessaires pour mener un discours rationnel, ainsi qu’à prouver que le libertarisme est indéniable logiquement.

Pour Marian Eabrasu[12], la "contradiction performative" dont parle Hoppe n'est pas une vraie contradiction et n'est pas absurde logiquement, car la simple négation d'une proposition ne suffit pas à établir une contradiction : une assertion négative peut être mensongère ou malhonnête, mais pas absurde. Loin d'être absurde, la "contradiction performative" peut même être une stratégie élaborée (par exemple utiliser la liberté d'expression pour exiger son abolition, utiliser la démocratie pour mieux la combattre, appeler à l'abolition de l’État tout en étant fonctionnaire). Hoppe commet l'erreur de confondre la propriété de soi-même comme norme éthique, et la propriété de soi-même comme condition :

L'argument de la contradiction performative, tel qu'il est formulé par Hoppe, amalgame deux interprétations différentes du droit à la propriété de soi-même : la propriété de soi-même en tant que norme et la propriété de soi-même en tant que condition (ou état). D'une part, le droit de propriété de soi-même est la norme fondamentale d'une théorie de la justice. De ce point de vue, seules les actions consenties sont justes. Cette approche s'applique au cas par cas. Par exemple, l'interdiction de la prostitution violerait le droit à la propriété de soi-même. D'un autre côté, le droit de propriété de soi-même est une condition nécessaire pour établir une norme. Cette approche se réfère exclusivement aux circonstances d'une norme et laisse de côté chaque cas particulier. De ce point de vue, une norme n'est moralement acceptable que si les personnes jouissant du droit à la propriété de soi-même la considèrent comme telle. Cependant, en ce cas, il n'y a absolument aucune exigence quant au contenu de cette norme. Par exemple, les propriétaires peuvent convenir d'interdire des actions (comme la prostitution), même si elles sont mutuellement consenties. En outre, les propriétaires pourraient convenir d'établir une taxation coercitive et de procéder à une redistribution des biens disponibles entre eux.
L'argument de la contradiction performative de Hoppe se concentre sur l'interprétation de la propriété de soi-même en tant que norme et soutient qu'il serait absurde de la nier parce que ce serait contraire à la propriété de soi-même en tant que condition (ou état). On voit maintenant clairement pourquoi il n'y a aucune absurdité dans cette négation. C'est précisément parce que ces deux dimensions du droit à la propriété de soi-même sont totalement distinctes. Le fait de stipuler que le droit à la propriété de soi-même est une condition nécessaire à l'élaboration d'une norme ne dit pas ce que le contenu de cette norme devrait être, et n'implique pas nécessairement que le contenu de la norme en question doive être compatible avec le droit à la propriété de soi-même. Pour résumer, l'argument de la contradiction performative ne fournit pas de raison convaincante pour soutenir la proposition que seul l'axiome de la propriété de soi-même peut être une prémisse pour une théorie de la justice. A ce point, le libertarisme ne s'en trouve pas plus solidement établi que n'importe quelle autre théorie de la justice. ("Rothbard’s and Hoppe’s justifications of libertarianism: A critique", Marian Eabrasu, 2013).

La conclusion est que Hoppe ne s'affranchit pas du problème de Hume, en voulant passer de l'être au devoir-être. Il prétend à tort inférer une éthique normative de propositions factuelles, mais sa "démonstration" contient un non sequitur. Son argument n'a recueilli l'approbation des libertariens que par un biais de confirmation (« cette démonstration est conforme à mes convictions, donc elle doit être correcte »).

Tout ce que l'axiomatique de l'argumentation prouve est seulement ceci : accepter les conditions d'un débat argumenté démontre une préférence pour la résolution pacifique des conflits plutôt que pour le rapport de forces ou la violence.

Notes et références

  1. Habermas formule deux principes de validation d'une norme éthique :
    • principe D (discussion) : est valide une norme d'action à laquelle toutes les personnes concernées pourraient donner leur accord en tant que participants à des discussions rationnelles à son sujet (impartialité discursive) ;
    • principe U (universalisation) : les conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible) proviennent du respect universel de la norme peuvent être acceptés par toutes les personnes concernées.
  2. "Any person who would try to dispute the property right in his own body would become caught up in a contradiction, as arguing in this way and claiming his argument to be true, would already implicitly accept precisely this norm as being valid."
  3. Beyond Is and Ought , 1988
  4. Argumentation Ethics and Liberty: A Concise Guide
  5. Critique de « l’éthique de l’argumentation » de Hans-Hermann Hoppe.
  6. The Hoppriori Argument (mai 2004)
  7. Some Brief Comments on Hoppe's Justification of the Private Property Ethic
  8. The Anarcho-Libertarian Utopia — A Critique (ORDO: Jahrbuch für die Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft Publication Info, Band 56, 2005 - pp. 123-139)
  9. Acrobat-7 acidtux software.png [pdf]Hans-Hermann Hoppe’s Argumentation Ethic: A critique (Robert P. Murphy and Gene Callahan, 2006)
  10. Rob Petersen fait la même remarque dans son article Why Argumentation Ethics fails to convince non-libertarians (24/02/2015).
  11. Friedman, David. 1988. “The Trouble with Hoppe.” Liberty (November): 53–54
  12. Rothbard and Hoppe’s justifications of libertarianism: A critique (revue Politics, Philosophy & Economics, 2013), suite de [http://web.archive.org/web/20110812220618/http://brunoleonimedia.servingfreedom.net/WP/051007_Mises_WP_Eabrasu.pdf A Critique of Rothbard and Hoppe’s Arguments (version archivée)] (2005) ; cet article va plus loin que son article davantage favorable Acrobat-7 acidtux software.png [pdf]A reply to the current critiques formulated against Hoppe’s argumentation ethics de 2009

Liens externes


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