Vous pouvez contribuer simplement à Wikibéral. Pour cela, demandez un compte à adminwiki@liberaux.org. N'hésitez pas !


Hasard objectif

De Wikiberal
Aller à la navigation Aller à la recherche

Le concept de hasard objectif, tel qu'exploré par le célèbre écrivain et surréaliste André Breton, constitue une notion à la fois fascinante et énigmatique dans le domaine de la littérature et de la philosophie. Il évoque des coïncidences troublantes et des rencontres fortuites qui ont suscité un profond intérêt chez André Breton et au sein du mouvement surréaliste. Le hasard objectif, loin d'être un simple concept abstrait, devient un élément central de la pensée et de la liberté créative.

Définition, contexte et discussion du hasard objectif

Contexte historique et littéraire de l'exploration du concept par André Breton

Pour bien comprendre la signification du hasard objectif[1], il est essentiel de le replacer dans son contexte historique et littéraire. André Breton a développé ce concept au cours des années 1930, une période marquée par des bouleversements sociaux, politiques et artistiques en Europe. Le surréalisme, en tant que mouvement artistique et littéraire, cherchait à repousser les limites de la créativité et à explorer les recoins les plus profonds de l'inconscient.

André Breton a abordé le hasard objectif dans trois de ses ouvrages autobiographiques emblématiques : "Nadja" (1928), "Les Vases communicants" (1932) et "L'Amour fou" (1938). Ces textes forment un triptyque intellectuel qui nous permet d'approfondir notre compréhension du concept et de son évolution au fil du temps. Dans ces œuvres, l'auteur dépeint des situations où des événements improbables et des coïncidences inattendues se produisent, défiant ainsi les lois de la logique et de la rationalité conventionnelle.

Cette connexion entre le surréalisme et des idées de liberté créatrice montre comment le hasard objectif a été perçu comme une forme de manifestation de la nécessité, renforçant ainsi le caractère profondément philosophique et politique de ce concept. Ainsi, le hasard objectif sert de point de départ pour plonger plus en profondeur dans cette notion captivante qui transcende les frontières de la rationalité et de l'interprétation conventionnelle.

Caractéristiques du hasard objectif

Le concept de hasard objectif se distingue par plusieurs caractéristiques essentielles :

1. Coïncidences troublantes :

Le hasard objectif repose sur l'idée de coïncidences troublantes qui captivent l'attention d'André Breton et du mouvement surréaliste. Il s'agit d'événements improbables ou de rencontres fortuites qui semblent délibérément orchestrés par le destin. Ces coïncidences déroutantes sont au cœur de l'intérêt de Breton et remettent en question la compréhension conventionnelle du hasard.

2. Refus des explications de la "raison bornée" et des voies logiques ordinaires :

André Breton rejette catégoriquement les explications rationnelles et logiques du hasard. Pour lui, le hasard objectif transcende les limites de la "raison bornée" et échappe aux voies logiques ordinaires. Il refuse de réduire ces coïncidences à de simples accidents ou à des explications dépourvues de sens.

Le caractère "objectif"

1. Signification de l'objectivité dans le contexte du hasard objectif :

Le terme "objectif" dans le hasard objectif revêt une signification particulière. Il suggère que ces coïncidences sont observables et vérifiables, plutôt que purement subjectives. André Breton insiste sur le fait que ces événements ne sont pas le produit de l'imagination débridée, mais qu'ils peuvent être perçus et documentés de manière tangible.

2. Utilisation de photographies comme preuves :

Pour renforcer la notion de "hasard objectif," Breton a recours à l'utilisation de photographies. Ces images servent de preuves tangibles des coïncidences étranges qu'il relate dans ses ouvrages. Les photographies insérées dans ses textes fonctionnent comme des témoins visuels de ces événements, renforçant ainsi leur caractère objectif.

La dimension politique et philosophique du hasard objectif

1. Référence à Engels et la causalité :

Dans "Les Vases communicants", André Breton cite Friedrich Engels pour établir un lien entre la causalité et le hasard objectif. Il suggère que la causalité ne peut être pleinement comprise qu'en considérant la catégorie du hasard objectif comme une forme de manifestation de la nécessité. Cette référence à Engels place la réflexion de Breton dans un contexte philosophique et politique, mettant en évidence le potentiel libertaire du surréalisme.

2. Interprétation et conciliation d'Engels et de Freud :

André Breton tente également de concilier les idées de hasard objectif avec la psychanalyse de Sigmund Freud. Il explore la façon dont le hasard objectif peut être lié au désir humain, conscient ou inconscient. Cette dimension psychanalytique enrichit encore davantage la réflexion sur le hasard objectif et sa relation avec l'expérience humaine.

3. Relation avec le désir humain, notamment la rencontre amoureuse :

L'un des thèmes centraux explorés à travers le hasard objectif est la rencontre amoureuse. Breton suggère que le hasard objectif peut se manifester dans les rencontres amoureuses, où le désir conscient ou inconscient joue un rôle essentiel. Cette dimension personnelle et émotionnelle du concept ajoute une couche supplémentaire à son exploration.

En somme, le hasard objectif, en tant que concept complexe, transcende les frontières de la simple coïncidence. Il repose sur des coïncidences troublantes, un refus des explications rationnelles, une objectivité vérifiable grâce à l'utilisation de photographies, et une dimension politique et philosophique liée à la causalité, à la psychanalyse et au désir humain, en particulier dans le contexte des rencontres amoureuses.

Exemple illustratif du hasard objectif

Analyse du passage de Nadja

1. Description de la rencontre entre André Breton et Nadja :

Dans le roman "Nadja" d'André Breton, le passage clé qui illustre le concept de hasard objectif relate la rencontre initiale entre l'auteur et la mystérieuse Nadja, une jeune femme rencontrée dans les rues de Paris. Breton décrit leur première rencontre comme un moment chargé d'étrangeté et de fascination, où il est immédiatement intrigué par cette femme qui semble incarner l'imprévisible.

2. Comparaison du jet d'eau aux pensées :

Au cours de leur rencontre, Breton et Nadja se retrouvent au jardin des Tuileries, où ils observent un jet d'eau. Nadja établit une comparaison entre la chute d'eau du jet et la montée et la descente de leurs pensées. Cette métaphore visuelle évoque une connexion entre l'élément naturel (le jet d'eau) et l'intérieur de l'esprit humain, soulignant ainsi le caractère mystérieux de leurs interactions.

La coïncidence triple du hasard objectif dans ce passage

1. Le lien entre le jet d'eau réel et la gravure de Berkeley :

La première coïncidence réside dans le fait que le jet d'eau réel, observé par André Breton et Nadja au jardin des Tuileries, ressemble étrangement à une gravure que Breton vient de découvrir dans un ouvrage de Berkeley datant de 1750. Cette similitude entre la réalité et l'image gravée est l'un des éléments fondamentaux du hasard objectif.

2. La signification de la légende de la gravure :

La gravure en question est accompagnée d'une légende : "Urge taquas vis sursum eadem flectit que deorsum" ("Il tire en haut ce qu'il pousse en bas"). Cette légende, en apparence énigmatique, prend une signification capitale dans le contexte du livre de Berkeley, où elle aborde des questions idéalistes et matérialistes. Cette coïncidence renforce le caractère complexe du hasard objectif.

3. La parole spontanée de Nadja et son lien avec un personnage dans un dialogue publié :

La coïncidence la plus intrigante est la réaction spontanée de Nadja lorsqu'elle compare le jet d'eau aux pensées et à la gravure. Elle fait cette comparaison sans connaître le livre de Berkeley que Breton vient de lire. Cette remarque spontanée relie la parole de Nadja à un personnage dans le dialogue publié, renforçant ainsi la dimension du hasard objectif.

Bien que le hasard objectif soit une notion fascinante, il peut susciter des doutes quant à son origine. Certains pourraient se demander si Breton a intentionnellement orienté leur rencontre vers le jet d'eau en pensant à la gravure de Berkeley, bien que cette hypothèse puisse sembler improbable. Cependant, il est important de noter que Breton ne pouvait pas anticiper la réaction de Nadja ni sa référence à la gravure. Cette incertitude quant à l'origine du hasard objectif souligne sa complexité et son mystère, tout en laissant place à une réflexion profonde sur la nature des coïncidences troublantes.

Destinée ultérieure du concept

La notion de hasard objectif, bien qu'elle ait joué un rôle central dans la pensée et l'écriture d'André Breton, a connu une destinée ultérieure complexe. Après avoir été explorée et développée dans les œuvres majeures de Breton, notamment "Nadja" (1928), "Les Vases communicants" (1932) et "L'Amour fou" (1938), le terme "hasard objectif" semble avoir progressivement perdu de sa prépondérance dans les écrits ultérieurs de l'auteur.

En effet, après son enthousiasme initial en 1935 à Prague pour cette région encore inexplorée du hasard objectif, Breton semble avoir fait moins référence à ce concept. Une possible explication réside dans une erreur qu'il a relevée dans sa référence à Engels, ce qui a peut-être affaibli sa confiance dans la validité du terme. Néanmoins, cela ne signifie pas que son intérêt pour les phénomènes particuliers de hasard ait diminué. Le hasard objectif, bien que moins explicitement nommé, continue de nourrir sa réflexion et son exploration de la pensée surréaliste.

Breton a maintenu son attachement au concept de hasard objectif même dans les années 1940. En 1942, lors d'une conférence donnée à Yale devant la jeunesse française en exil, il a affirmé que le hasard demeurait le "grand voile à soulever". En 1946, dans un entretien accordé à Jeunes Antilles, il a réaffirmé l'importance du hasard objectif dans la démarche surréaliste. Ainsi, bien que le terme puisse avoir été relégué au second plan, l'intérêt pour les coïncidences troublantes et les rencontres fortuites reste un aspect significatif de la pensée surréaliste.

Difficulté de la pratique du hasard objectif

La pratique et l'écriture autour du hasard objectif ne sont pas des entreprises aisées. Elles plongent l'individu dans un univers éprouvant et troublant, où les frontières entre la réalité et le fantastique se brouillent. Cette immersion peut avoir des conséquences profondes sur la vie quotidienne, car elle remet en question la distinction traditionnelle entre l'art et la vie.

Un exemple de cette tension peut être trouvé dans le chapitre VI de "L'Amour fou", où Breton et sa compagne se rendent au Fort-Bloqué. Ce récit témoigne des défis et des pièges que l'on peut rencontrer lorsqu'on s'engage intensément dans la pratique du hasard objectif. Les signes, qui semblent guider l'individu, peuvent parfois se retourner contre lui, créant une dimension de "piège" qui peut être nocive.

Même en 1950, le critique Michel Carrouges écrivait que nous n'étions encore qu'à l'aube de l'exploration du hasard objectif. Cette quête courageuse et parfois désespérée visait à réenchanter le monde en découvrant des significations profondes dans les coïncidences et les rencontres.

En fin de compte, le hasard objectif demeure un concept énigmatique et mystérieux, exigent une ouverture d'esprit et un engagement profond pour être pleinement compris et exploré. Il incarne l'essence même du surréalisme en défiant les limites de la rationalité et de la logique, tout en explorant les méandres de l'inconscient et du fantastique.


  1. Le thème du hasard objectif a donné lieu à une recherche doctorale par Maxime Abolgassemi, "Pour une poétique du hasard objectif : étude analytique de ses motifs d’écriture (Nerval, Strindberg et Breton)", thèse de doctorat, soutenue en 2008 à Paris 4, sous la direction d’Antoine Compagnon.