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Ernst Cassirer

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Ernst Cassirer (1874-1945) fut l’un des derniers représentants majeurs du néo-kantisme de l’école de Marbourg. Philosophe allemand, il enseigna d’abord à Berlin puis à Hambourg, avant d’être contraint à l’exil en raison de ses origines juives suite à la montée du nazisme en 1933. Après des séjours en Suède et en Angleterre, il s’installa aux États-Unis où il termina sa carrière à Yale puis à Columbia.

Auteur d’une œuvre conséquente, Cassirer est surtout connu pour sa philosophie des formes symboliques, dans laquelle il analyse le langage, le mythe, l’art, la religion et la science comme autant de médiations par lesquelles l’homme construit son rapport au monde. Son dernier livre, The Myth of the State (1946), publié à titre posthume, constitue une réflexion sur l’émergence des régimes totalitaires contemporains et sur le rôle décisif des mythes politiques dans la légitimation de l’autorité étatique.

Introduction biographique et intellectuelle

Ernst Cassirer est généralement considéré comme l’un des derniers grands représentants du néo-kantisme issu de l’école de Marbourg, aux côtés de figures comme Paul Natorp. Né à Breslau en 1874, il entreprend ses études de philosophie à Berlin puis à Marbourg, où il est fortement marqué par l’exégèse critique de Kant développée par Hermann Cohen. Sa thèse, soutenue en 1899, portait déjà sur la théorie de la connaissance, et il publiera plus tard la somme monumentale Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit (1906-1920), en quatre volumes, qui retrace l’évolution de la pensée moderne sur le savoir .

Après la Première Guerre mondiale, Cassirer devient professeur à l’Université de Hambourg et contribue à faire de cette institution un centre majeur des sciences de la culture, notamment grâce à sa collaboration avec l’historien de l’art Aby Warburg. C’est dans ce contexte qu’il élabore sa grande œuvre, Philosophie der symbolischen Formen (1923-1929), où il expose sa thèse centrale : l’homme est un animal symbolicum, c’est-à-dire un être qui se définit par sa capacité à produire et interpréter des systèmes symboliques (langage, mythe, religion, art, science) qui structurent son expérience du monde.

L’arrivée du nazisme en 1933 le contraint à l’exil. Après un séjour en Angleterre puis en Suède (Göteborg), il finit par s’installer aux États-Unis en 1941, enseignant successivement à Yale puis à Columbia. Ces dernières années de sa vie sont marquées par une production intense destinée à un public plus large, avec notamment An Essay on Man (1944), qui constitue une introduction condensée à sa philosophie des formes symboliques. Son dernier ouvrage, The Myth of the State (publié en 1946, à titre posthume), prend un tour plus directement politique. Cassirer y analyse le rôle du mythe dans la genèse et la consolidation des régimes totalitaires du XXe siècle, en particulier le nazisme et le fascisme. Loin de réduire le mythe à une survivance archaïque, il montre qu’il reste une force culturelle active et qu’il peut être instrumentalisé par l’État moderne à des fins de domination.

Nature et fonction du mythe

Pour Ernst Cassirer, le mythe ne peut pas être réduit à une simple survivance d’un âge archaïque de l’humanité. Dans The Myth of the State, il souligne que « le mythe n’est pas seulement une étape du développement culturel, mais une force qui demeure présente et qui peut resurgir dans les conditions modernes »[1]. Cette approche rompt avec les théories évolutionnistes de Tylor[2] ou Frazer[3], qui voyaient dans le mythe une forme primitive de la pensée, destinée à disparaître avec la rationalité scientifique. Cassirer insiste au contraire sur la persistance du mythe en tant que forme symbolique fondamentale de l’esprit humain, au même titre que l’art, la religion ou la science[4].

Un des points essentiels de son analyse réside dans le lien intime entre le mythe et le langage. Dès le XIXe siècle, Max Müller[5] avait déjà mis en avant l’idée que le langage, par ses ambiguïtés et ses métaphores, était une « fabrique de mythes ». Cassirer reprend ce diagnostic mais le systématise : le langage ne se contente pas d’exprimer des mythes, il en est l’un des véhicules principaux. Les mots, investis d’un pouvoir émotionnel, se transforment en symboles collectifs capables d’orienter la perception de la réalité[6]. C’est dans cette interaction entre le langage et l'imagination que s’enracine la puissance du discours mythique.

Au-delà du langage, Cassirer insiste sur l’enracinement affectif du mythe. Dans The Myth of the State, il s’appuie sur la psychologie des émotions (notamment Théodule-Armand Ribot[7], William James[8], Lange et Freud) pour montrer que le mythe se nourrit d’expériences affectives profondes. Les rites, par exemple, condensent des émotions collectives avant même d’être rationalisés en récits. « Le rite précède le mythe, et le mythe lui-même reste chargé de cette énergie affective »[9]. De ce point de vue, le mythe n’est pas seulement un récit explicatif mais aussi une expérience vécue, qui agit sur les individus à un niveau pré-rationnel.

Cette dimension explique également la fonction sociale du mythe. En partageant des récits, des symboles et des rites, les individus construisent une identité collective qui renforce la cohésion du groupe. Le mythe joue ainsi un rôle intégrateur, donnant sens et orientation à la communauté. Mais cette fonction a un revers : ce qui peut cimenter la solidarité peut aussi devenir un instrument de manipulation politique. Cassirer montre comment, dans les sociétés modernes, les mythes de la race, du chef ou de la mission historique ont été mobilisés par les régimes totalitaires pour légitimer leur pouvoir et obtenir une adhésion de masse[10].

Cette analyse éclaire un point aveugle de la critique purement institutionnelle de l'État. Si l’on suit la praxéologie mise en avant par Ludwig von Mises ou Murray Rothbard, l’État survit grâce à son monopole et aux incitations perverses qu’il génère. Cassirer ajoute que ce monopole se nourrit aussi de forces symboliques et émotionnelles. Les individus consentent au pouvoir non seulement par crainte de la contrainte ou par un intérêt matériel, mais aussi parce qu’ils sont pris dans des récits collectifs qui légitiment l’autorité. De ce fait, une critique praxéologique intégrale doit inclure l’analyse cassirérienne : l’État est à la fois un acteur désincitatif et un producteur de mythes qui renforcent sa domination.

Notes et références

  1. Cassirer, 1946, p280
  2. Edward Burnett Tylor (1832-1917), né en 1832 à Londres, Tylor est considéré comme l’un des fondateurs de l’anthropologie culturelle. Issu d’une famille quaker, il voyage au Mexique dans les années 1850, expérience qui oriente son intérêt vers les sociétés et les religions non occidentales. Il enseigne plus tard à l’Université d’Oxford, où il occupe la première chaire d’anthropologie en Grande-Bretagne. Œuvres majeures
    • Researches into the Early History of Mankind and the Development of Civilization (1865).
    • Primitive Culture (1871) — son ouvrage le plus influent, où il définit la culture de manière célèbre comme :
    « Culture or civilization, taken in its wide ethnographic sense, is that complex whole which includes knowledge, belief, art, morals, law, custom, and any other capabilities and habits acquired by man as a member of society. » (Primitive Culture, 1871, vol. I, p. 1). Théorie de l’animisme Dans Primitive Culture, Tylor soutient que la croyance religieuse la plus primitive est l’animisme, c’est-à-dire la croyance en des esprits et des âmes qui animent les êtres vivants et les phénomènes naturels. Pour lui, toutes les religions plus complexes dérivent de cette forme initiale. Évolutionnisme culturel Tylor développe une vision évolutionniste de la culture : il pense que les sociétés humaines progressent linéairement d’un stade primitif (dominé par le mythe et la magie) vers des formes plus rationnelles et scientifiques. Cette approche influencera durablement l’anthropologie, même si elle sera critiquée par des penseurs comme Lucien Lévy-Bruhl (prélogisme) ou plus tard Ernst Cassirer, qui rejette l’idée que le mythe soit un simple stade dépassé. Cassirer cite Tylor comme représentant de la vision rationaliste et évolutionniste du mythe (cf. The Myth of the State, chap. I). Là où Tylor voit le mythe comme une « erreur primitive » destinée à disparaître, Cassirer insiste au contraire sur sa persistance et sa capacité à se réinventer dans la modernité politique.
  3. James George Frazer (1854-1941), né en 1854 à Glasgow, fut anthropologue et folkloriste britannique. Formé à Cambridge, il s’intéressa d’abord au droit et à la philologie classique, avant de se tourner vers l’étude comparée des religions et des mythes. Il passa la plus grande partie de sa carrière à l’Université de Cambridge. Œuvre majeure : The Golden Bough publiée pour la première fois en 1890 (en 2 volumes), puis considérablement augmenté jusqu’à atteindre 12 volumes dans son édition définitive (1911-1915), The Golden Bough: A Study in Comparative Religion est son œuvre phare. Frazer y entreprend une comparaison systématique des mythes, rites et croyances à travers le monde. Il avance la célèbre théorie des trois stades de développement des croyances :
    • Magie (l’homme pense pouvoir contrôler la nature par des rites et formules).
    • Religion (l’homme attribue à des dieux ou esprits la maîtrise des phénomènes).
    • Science (l’homme cherche des explications rationnelles et empiriques).
    Frazer s’appuie sur une vaste érudition : mythologie grecque et romaine, traditions celtes, coutumes africaines et océaniennes. Son ambition est de dégager des structures universelles du mythe et du rituel. Ses travaux ont eu une influence énorme sur la littérature et la pensée (inspirant T.S. Eliot, James Joyce, Freud, Jung, etc.). Mais son évolutionnisme linéaire (magie → religion → science) et ses généralisations ont été critiqués par les anthropologues postérieurs, qui y voient une simplification excessive. Comme pour Tylor, Cassirer mobilise Frazer dans The Myth of the State pour illustrer la vision rationaliste et évolutionniste du mythe. Chez Frazer, le mythe est une étape dépassée de la pensée humaine, remplacée par la religion puis par la science. Cassirer critique cette perspective et insiste que le mythe, loin d’être éliminé, continue de hanter la modernité, notamment dans la politique totalitaire du XXe siècle.
  4. Ernst Cassirer, "Philosophy of Symbolic Forms", 1923-1929
  5. Müller, F. Max. "Lectures on the Science of Language", 2 vols. London: Longmans, Green, and Co., 1861–1864.
  6. The Myth of the State, chap. II
  7. Dans The Myth of the State (1946, chap. III), Cassirer cite Théodule-Armand Ribot (1839-1916) pour montrer que le mythe n’est pas seulement une construction intellectuelle, mais qu’il s’enracine dans les émotions et les rites collectifs. Ribot, en soulignant la centralité des sentiments dans la vie psychique, prépare le terrain pour comprendre le mythe comme une expérience affective partagée qui peut précéder et façonner les récits.
  8. Dans The Myth of the State (1946, chap. III), Cassirer mobilise William James (1842-1910) pour montrer que le mythe s’enracine dans la psychologie des émotions. Cette approche permet de comprendre que le mythe n’est pas seulement une construction intellectuelle ou linguistique, mais une expérience affective profonde qui lie les individus au sein d’une communauté et qui peut donc être instrumentalisée politiquement.
  9. Cassirer, 1946, p36
  10. Cassirer, 1946, chap. XVII


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