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Imperfection humaine

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Le marché n’est pas une mécanique froide réglée par des lois abstraites de l'offre et de la demande ; il est un organisme vivant, traversé par les passions, les lenteurs, les fidélités et les audaces. Ces imperfections humaines, dont certains économistes estiment qu'elles contrarient l’efficacité, sont en réalité sa sève. Et c’est par la propriété, sous toutes ses formes et ses combinaisons, que ces aspérités trouvent à s’exprimer, à se combiner et à exulter la vitalité même de l’économie.

La vision négative classique de l’imperfection humaine

Dans certaines analyses économiques teintées de scepticisme, l’être humain est souvent relégué au rang de maillon fragile, soupçonné de troubler l’horlogerie parfaite que serait, en théorie, le marché. Les partisans de cette lecture, que l’on pourrait qualifier, par une litote, de “critiques”, le décrivent comme un acteur hésitant, lent à adopter la nouveauté, prisonnier de ses habitudes comme un navire englué dans des eaux stagnantes. Sa fidélité, loin d’être saluée comme une vertu, est présentée comme un obstacle : elle prolongerait la survie artificielle d’entreprises que la pure logique de l’efficacité aurait dû balayer.

À ce portrait déjà peu flatteur s’ajoute le procès de ses perceptions. L’homme, nous dit-on, risque de mal interpréter les signaux du marché, de ne pas saisir la direction des vents économiques, de s’accrocher à des repères dépassés. Autrement dit, il ne suivrait pas la cadence de l’abstraction théorique, là où l’information circule instantanément et les acteurs réagissent avec une froideur algorithmique.

Cette suspicion constante alimente, dans certains cercles socialistes, une conclusion politique limpide : si l’individu est si imparfait, si sa lenteur et ses loyautés parasitent l’efficacité, alors mieux vaut réduire sa marge de manœuvre. Le remède proposé consiste à placer les leviers de l’économie sous la garde vigilante de la puissance publique, afin de corriger ces “défaillances” supposées et de garantir la bonne marche du système. Ainsi, derrière le masque de la rationalité, se dessine la volonté de brider l’influence humaine, de canaliser ses choix, et, en fin de compte, de soumettre le rythme imprévisible de la vie aux exigences d’un plan central.

Réhabilitation de l’imperfection humaine

À rebours de cette lecture sévère, l'économiste, Steven R. Cunningham (1992), opère un renversement conceptuel qui frôle la provocation pour qui reste attaché au dogme de la “pure” efficacité. Là où certains perçoivent des freins, il voit des leviers ; là où l’on croit déceler une faiblesse structurelle, il reconnaît une force vitale. L’imperfection humaine, loin de perturber le marché, en constitue selon lui l’énergie même, la respiration profonde.

Dans sa perspective, la lenteur à s’adapter n’est pas de l’inertie mais un temps d’observation, une résistance prudente qui évite les emballements destructeurs. Les habitudes ne sont pas des chaînes, mais des repères qui assurent la continuité dans un monde mouvant. Quant à la loyauté, honnie par les adeptes d’un marché instantané et impitoyable, elle devient chez lui un élément précieux : un amortisseur contre la brutalité des ruptures, un lien qui permet aux entreprises de corriger le tir avant que la sanction ne tombe.

Cunningham (1992) s’inscrit ici dans la lignée d’Albert Hirschman, qui voyait dans la 'loyalty' et la 'voice' non pas des anomalies, mais des mécanismes régulateurs. La voix du consommateur mécontent, cette protestation obstinée qui exige réparation, vaut bien plus pour la santé d’une économie que le silence poli d’un client qui s’éclipse définitivement. Car cette fidélité, même blessée, prolonge le dialogue entre producteur et consommateur, offrant à l’un la chance de se réinventer, et à l’autre, l’opportunité de continuer à bénéficier d’un service qu’il a appris à connaître.

Dans ce cadre, l’imperfection humaine n’est pas une aspérité à polir, mais une texture indispensable. C’est elle qui injecte dans la mécanique du marché un mélange de patience, d’exigence et de mémoire, évitant que le jeu économique ne se réduise à un échange abstrait de chiffres et de courbes.

Illustrations concrètes et valeur économique des “imperfections”

Pour étayer cette réhabilitation, Cunningham (1992) s’appuie sur des scènes du quotidien, presque banales, mais d’une richesse théorique insoupçonnée. Imaginez, par exemple, un client américain chez Sears ou J.C. Penney. Il achète un produit, découvre un défaut, et loin de disparaître dans un silence résigné, il revient au magasin, produit en main, et fait entendre sa voix. Il ne se contente pas de réclamer un remboursement : il rappelle son ancienneté de client, invoque la qualité passée, exige que “l’on se reprenne”. C’est la 'voice' dans toute sa vigueur, cette capacité à traduire l’insatisfaction en action constructive, à provoquer un sursaut plutôt qu’un effacement.

Cette attitude, appuyée par la 'loyalty', donne aux entreprises un espace pour réagir, améliorer, corriger. Si le marché se résumait à la froide mécanique de l’exit, la défection immédiate du client, nombre d’entreprises disparaîtraient sans avoir eu le temps d’apprendre de leurs erreurs, laissant derrière elles des salariés sans emploi et des consommateurs orphelins de leurs repères. Dans le monde réel, la disparition d’une entreprise n’est jamais un processus neutre : elle entraîne des drames humains, des pertes de compétences, des chaînes d’approvisionnement brisées.

Les “imperfections” humaines, par la loyauté et la voix, introduisent dans le système une forme de temporisation intelligente. Elles permettent au marché de produire des ajustements fins plutôt que des ruptures brutales. Et ce délai n’est pas un luxe inutile : il est une source d’efficacité, car il donne à l’information le temps de circuler, aux stratégies le temps d’être réorientées, et aux acteurs le temps de s’adapter.

Ainsi, ce qui passe pour un ralentissement est en réalité un investissement dans la stabilité et la résilience du système. Les marchés ne sont pas des circuits électroniques où la moindre imperfection est une panne ; ils sont des écosystèmes vivants où chaque “imperfection” humaine est aussi une opportunité de feedback, d’innovation et de survie.

Imperfections, intérêt personnel et propriété privée : le cœur du moteur économique

Cunningham (1992) pousse son raisonnement plus loin : si les “imperfections” humaines peuvent devenir des forces, c’est parce qu’elles s’expriment dans un cadre où l’individu a quelque chose à gagner (et à perdre). Ce cadre, c’est celui de la propriété privée et de la liberté d’échanger. Sans ces deux piliers, l’intérêt personnel n’a pas de terrain pour déployer son énergie créatrice.

L’intérêt personnel, tel qu’il le conçoit, n’est pas la caricature d’un égoïsme brutal, mais la simple reconnaissance que chacun tend à améliorer sa situation selon ses moyens et ses talents. Cette quête individuelle, lorsqu’elle s’exerce dans un système où les fruits de l’effort reviennent à celui qui les produit, devient un formidable moteur d’efficacité. L’artisan perfectionne son ouvrage parce qu’il sait qu’il en tirera profit. L’entrepreneur ajuste son offre parce qu’il a intérêt à conserver la fidélité de ses clients.

Ici encore, l’imperfection joue un rôle subtil : les besoins humains sont multiples, changeants, parfois contradictoires, et c’est précisément cette complexité qui alimente la dynamique du marché. La diversité des goûts, des comportements, des rythmes d’adaptation, pousse les producteurs à innover, à diversifier, à affiner. Un marché composé d’agents “parfaits”, tous réagissant de manière identique à la moindre variation de prix ou de qualité, serait un marché figé, prévisible, et finalement stérile.

Mais tout cela repose sur un fait incontournable : on ne peut échanger ce que l’on ne possède pas. Sans propriété privée, il n’existe pas de véritable incitation à optimiser l’usage des ressources. Lorsque les moyens de production appartiennent à l’État, l’intérêt personnel se dilue dans l’abstraction bureaucratique ; et la diversité humaine, loin d’être un moteur, devient un obstacle à neutraliser.

Cunningham (1992) y voit la ligne de fracture fondamentale entre économie de marché et socialisme : dans la première, l’imperfection humaine est la matière première de la prospérité ; dans le second, elle est un “problème” que l’on s’emploie à effacer, au prix d’étouffer ce qui fait la vitalité même d’une société.

La propriété dans toutes ses dimensions : le miroir fertile de l’imperfection humaine

Dans la vision libertarienne, la propriété privée est bien plus qu’un titre juridique sur un objet : elle est l’infrastructure vivante qui transforme les irrégularités humaines (lenteurs, loyautés, préférences singulières) en forces économiques. La propriété ne se limite pas au foncier ou aux biens matériels ; elle s’étend à des formes multiples, qui, combinées, offrent au marché une plasticité et une résilience que seule la diversité humaine peut alimenter.

  • . La propriété de soi-même : source première d’initiative. Chaque individu est imparfaitement rationnel, mais parfaitement unique. La reconnaissance du droit sur son propre corps, son temps, ses talents et ses idées donne à cette singularité un terrain pour s’exprimer. L’initiative naît précisément de ce mélange d’aspirations personnelles, de doutes et d’élans ; autant de “défauts” impossibles à normaliser, mais qui, sous le sceau de la propriété de soi, deviennent projets, entreprises et innovations.
  • . Le droit de connectivité : catalyseur des différences. L’accès aux réseaux d’information permet aux individus de mettre en valeur des qualités qui, hors connexion, resteraient invisibles ou inexploitées. Les imperfections humaines (curiosité fragmentaire, apprentissage par essais et erreurs, biais culturels) trouvent dans la connectivité un amplificateur. Ce n’est pas l’homogénéité de l’information qui enrichit le marché, mais bien la diversité des interprétations et des usages qu’en font des individus dissemblables.
  • . La propriété foncière : ancrage des visions personnelles. Un terrain n’a pas la même valeur pour chacun : ce qui est friche pour l’un peut être verger pour l’autre. L’imperfection humaine (attachement sentimental, patience excessive, goût pour l’expérimentation) colore l’usage de la propriété foncière. Loin de nuire à l’efficacité, cette variété d’approches multiplie les formes de mise en valeur et nourrit un marché foncier riche en opportunités inattendues.
  • . La propriété des biens et des services : réservoir d’adaptations créatives. Chaque bien ou service porte en lui la possibilité d’être transformé, réaffecté, détourné, souvent grâce à une lecture “imparfaite” de son usage initial. Les consommateurs fidèles mais exigeants, les producteurs attentifs à des niches improbables, incarnent cette alchimie où l’appropriation individuelle, marquée par des préférences irrégulières, devient une source d’adaptation continue du marché.
  • . Diversité et combinaison des attributs : l’art des entrepreneurs. Les “entrepreneurs juridiques” savent composer avec la mosaïque des droits de propriété pour inventer de nouvelles structures. Ils exploitent les aspérités humaines (prudence excessive d’un propriétaire, audace téméraire d’un autre) pour assembler des accords originaux. La propriété devient alors le lieu d’une négociation vivante, où les imperfections se combinent en solutions qui n’existent dans aucun manuel théorique.
  • . La hiérarchie des droits de propriété : priorité à l’autonomie imparfaite. En haut de la pyramide, la propriété de soi-même et des fruits de son travail : c’est là que l’imperfection humaine déploie le plus son potentiel créatif. En dessous, la maîtrise des outils, des réseaux et des moyens de production, qui permettent de transformer ces élans individuels en valeur collective. Même les biens de consommation, en bas de l’échelle, profitent de cette hiérarchie : ils portent l’empreinte des préférences personnelles et des usages détournés que leur trouvent des propriétaires jamais parfaitement conformes au “profil standard”.

Ainsi comprise, la propriété n’est pas un garde-fou contre les défauts humains : elle est la structure qui permet à ces défauts d’être féconds. Dans le marché, les imperfections ne sont pas corrigées par la propriété, elles y prennent forme, s’y échangent, et deviennent, de main en main, la substance même du progrès.

Bibliographie