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Schisme Konkin–Rothbard
Le schisme Konkin–Rothbard, cristallisé autour de 1980–1981, oppose deux routes vers une société libre. Samuel E. Konkin III promeut l’agorisme : une révolution pacifique par la contre-économie et l’exemplarité des pratiques privées sortant du carcan étatique. Murray Rothbard privilégie l’arène électorale et les abrogations légales comme leviers concrets de désétatisation. Cette divergence de méthode, plus que de fin, façonne durablement la stratégie et la culture du mouvement libertarien.
Cadre, thèse et acteurs
Le cœur du débat ne porte pas sur la fin, une société libre, mais sur les moyens légitimes d’y parvenir. Autour de 1980–1981, Samuel Edward Konkin III (SEK3) et Murray Rothbard cristallisent deux stratégies concurrentes au sein du libertarianisme américain : l’une, agoriste, entend soustraire la coopération sociale à la sphère étatique par la pratique systématique de la contre-économie[1] ; l’autre, rothbardienne, accepte l’arène politique comme levier tactique pour abroger des lois et faire reculer l’État. Le schisme tient ainsi à une divergence de méthode érigée en principe : pour Konkin, les moyens doivent déjà incarner l’ordre volontaire ; pour Rothbard, l’usage calculé des mécanismes politiques peut accélérer la désétatisation.
SEK3 se pense libertarien de gauche par filiation intellectuelle avec la revue Left and Right (1965–1968) et par affinité avec des thèmes classés plutôt « à gauche » (paix, libertés civiles, critique des hiérarchies sociales) sans renoncer à la propriété privée ni à l’échange libre. Son ancrage sociologique, côte Ouest, contre-culture, réseaux militants de Californie du Sud, nourrit une stratégie « par le bas », décentralisée, où la pédagogie, l’exemplarité et la création d’ilots agoristes priment sur la conquête d’appareils.
Surnommé « Mr. Libertarian », Rothbard façonne durablement la recherche et la pédagogie libertariennes, tout en s’engageant dans la définition de plateformes et de stratégies publiques. Chez lui, la radicalité théorique cohabite avec un pragmatisme stratégique : si l’idéal demeure anarcho-capitaliste, l’exploitation d’opportunités politiques (campagnes, caucus, coalitions) peut, selon lui, produire des gains institutionnels mesurables (abrogations, reculs fiscaux, déréglementations) bénéfiques aux libertés concrètes.
Avant la fracture, Konkin et Rothbard entretiennent une camaraderie active : conférences partagées, publications croisées, fréquentations communes. La scène militante de la fin des années 1970 les réunit souvent, y compris sur un mode ludique et iconoclaste (la fameuse couverture « Murray’s Angels » de New Libertarian en 1981). Cette proximité n’efface pas des différences de tempérament et d’habitus : Konkin affectionne la contre-culture et les expérimentations de terrain ; Rothbard privilégie la construction doctrinale, les controverses argumentées et, de plus en plus, la tactique partisane. Un éloignement ponctuel survient lorsque Rothbard se trouve associé aux projets financés par Charles Koch ; Konkin y voit le risque d’une « captation » institutionnelle par le milliardaire du pétrole. La rupture publique de 1981 ne jaillit donc pas ex nihilo : elle prolonge des désaccords latents sur la légitimité des moyens politiques, désaccords que l’actualité partisane de l’époque (campagnes électorales, caucus, stratégies de communication) rend soudain inévitables.
Deux trajectoires stratégiques (1948–1980) différentes
- . SEK3 : ligne anti-vote / anti-partyarchy. Chez Konkin, le refus du vote n’est pas un simple geste d’humeur mais une thèse normative : toute participation à l’appareil électoral reconduit la fiction du consentement et consolide l’emprise de l’État. La stratégie dite anti-partyarchy, son terme pour désigner la tentation d’atteindre la liberté par le parti, repose sur trois leviers complémentaires.
- 1. Former : diffuser les principes de l’agorisme pour déplacer le centre de gravité militant, non pas vers la conquête de sièges mais vers la maîtrise des coûts et bénéfices de la désobéissance pacifique.
- 2. Recruter : agréger des praticiens capables d’essaimer des circuits d’échange hors licences, quotas et rentes publiques, et de documenter leur viabilité au plus grand nombre.
- 3. Désacraliser le scrutin : campagnes “Don’t Vote” visant moins à culpabiliser qu’à délégitimer l’urne comme unique horizon d’action.
La contre-économie est à la fois le moyen et la métrique du progrès : on mesure l’avancée non en votes récoltés mais en densité d’interactions volontaires soustraites à la réglementation ou à la fiscalité. L’exemplarité personnelle y est centrale : un militant inféodé aux procédures qu’il combat sape son propre message. À la fin des années 1970, cette ligne se traduit par des réseaux californiens très concrets (ateliers, publications, “supper clubs”) où l’on apprend à réduire l’exposition aux contraintes étatiques, à gérer le risque de sortie et à construire des enclaves de marché libre sans attendre la permission légale.
- . Rothbard et la croyance dans l'efficacité du vote. Rothbard suit une voie différente. En 1948, son appui estudiantin à Thurmond relève de la provocation contextuelle : signaler, dans un environnement hostile, qu’aucune coalition dominante n’épuise le spectre des positions anti-étatistes[2]. En 1972, dans The New Banner, il théorise le vote défensif : l’acte n’est pas une onction morale de l’État mais une tentative de minimiser le dommage. On peut donc préférer des candidats ou des mesures qui réduisent l’arsenal coercitif, sans pour autant “sanctifier” le système. De 1971 à 1979, il investit le Libertarian Party comme vecteur d’abrogation : travail de plateforme, interventions programmatiques, création en 1979 du Radical Caucus[3] pour maintenir une ligne dure dans un cadre électoral. En parallèle, il contribue à édifier des infrastructures intellectuelles (revues, think tanks) capables d’armer la bataille des idées tout en nourrissant des campagnes. Cette option conjugue radicalité doctrinale et instrumentalisation tactique des institutions. Pour certaines chaînes légales (fiscalité à la source, règlementations cardinales), l’issue la plus rapide passe, selon lui, par des votes parlementaires et des majorités conjoncturelles.
- . Tension latente. La divergence est structurelle : sortie contre voix. Pour Konkin, la voie partisane est un coût d’opportunité qui détourne talent et capital vers des rituels de légitimation ; elle entretient l’illusion que l’on pourrait “défaire” l’État en empilant des procédures qui l’ont fait naître. Pour Rothbard, l’abstentionnisme stratégique abandonne le terrain où se décident, ici et maintenant, les normes qui lient des millions d’individus ; refuser cet espace, c’est laisser passer des reculs possibles de la contrainte étatique. S’ajoutent des styles organisationnels et des écologies sociales dissemblables : l’atelier et l’enclave agoristes, à l’Ouest, face au caucus et à la plateforme, plus institutionnels ; la critique du financement et des dépendances qu’il induit, côté agoriste, face au pari rothbardien qu’un appareil bien tenu peut servir la cause sans la diluer. À la veille de 1980, ces lignes, encore gérables dans la camaraderie, deviennent incompatibles dès lors que l’arène électorale impose des choix publics, des slogans et des compromis visibles.
Le tournant 1979–1981 : campagne Clark–Koch et explosion des conflits
- . Campagne présidentielle de 1980. La candidature d’Ed Clark, avec David Koch sur le ticket, marque l’apogée d’une stratégie de respectabilité : conquérir l’attention du grand public à coups d’achats de médias, d’éléments de langage calibrés et d’un positionnement lissé. Le raccourci télévisuel « low-tax liberalism »[4] fait école dans les rédactions mais brouille la ligne libertarienne. Le moins d’État par principe cède la place à moins d’impôts par convenance. À l’interne, l’équilibre se déplace des militants doctrinaux vers les professionnels de campagne ; à l’externe, la promesse d’un score inédit nourrit l’acceptation de compromis discursifs. Le résultat, environ 1 % des suffrages, révèle l’impasse : la modération n’a ni mobilisé la base, ni converti l’électeur médian.
- . Réaction. Rothbard tire une conclusion cinglante dans son « Never Again » : trahi sur le fond, inefficace sur la forme. Si l’on devait troquer l’intégrité programmatique contre des voix, encore faudrait-il obtenir les voix ; or la campagne cumule dilution idéologique et maigre récolte. De cette expérience, Rothbard déduit non pas l’abandon de l’arène électorale, mais la nécessité d’y réimposer la radicalité : parler clair, refuser les euphémismes, construire un appareil capable d’abroger, non de gérer, la contrainte légale. La bataille devient autant intra-parti (lignes, plateformes, caucus) qu’externe (opinion, médias).
- . Fracture institutionnelle. L’après-campagne ouvre une séquence de décomposition organisationnelle. La rupture avec Ed Crane et l’écosystème Cato Institute formalise un divorce entre deux visions de l’investissement politique : think tank et communication de masse d’un côté ; intransigeance doctrinale et contrôle militant de l’autre. S’y ajoutent des griefs patrimoniaux et statutaires qui durcissent les camps[5]. Cette polarisation au sein du parti libertarien réduit les zones grises : soutenir la voie électorale implique désormais de choisir une méthode (professionnalisation “respectable” ou radicalisme assumé), ce qui rend la cohabitation avec la ligne agoriste de plus en plus improbable.
L’affrontement doctrinal : *New Libertarian Manifesto* vs « The Anti-Party Mentality »
Le programme de SEK3
Konkin structure son manifeste autour d’une hiérarchie nette : l’État est l’ennemi non parce qu’il gouverne mal mais parce qu’il s’arroge un droit d’agir que nul individu ne possède (légiférer, taxer, monopoliser la violence). De là découlent des anti-principes à combattre dans le mouvement : le minarchisme (qui introduit une exception au principe de non-agression), la collaboration étatique (l’idée de « corriger » l’État depuis l’intérieur), la prise de fonctions publiques (qui normalise la coercition), et surtout la partyarchy, c’est-à-dire la croyance que l’appareil partisan serait un moyen neutre pour atteindre une fin libertarienne.
Son moyen cardinal est la contre-économie : l’extension d’échanges pacifiques malgré, et non grâce à, la loi. La thèse est empirique autant que normative. Compte tenu de la densité réglementaire, la stratégie parlementaire d’abrogation cumulative équivaut, selon lui, à gagner des siècles pour récupérer ce qui a été saisi en quelques décennies. En revanche, chaque transaction déplacée hors du périmètre étatique réduit, à la marge, l’assiette fiscale, le pouvoir de surveillance et l’emprise administrative.
L’organisation souhaitée n’est pas un parti mais une alliance : cercles d’étude, réseaux d’entraide, ateliers de compétence, publications(Libertarian Alliance, New Libertarian Alliance (NLA) et Movement of the Libertarian Left (MLL). La cohérence y tient d’abord à l’exemplarité : un porte-parole qui vit de salaires étatiques, sollicite des subventions ou briguerait des charges mine sa propre thèse par performativité contraire.
Konkin propose enfin une dynamique de phases graduée par la « densité agoriste » :
- Phase 0 : détourner les militants politisés vers l’éducation et la pratique contre-économique ;
- Phase 1 : affronter les anti-principes ;
- Phase 2 : faire émerger des districts agoristes (l’exemple de l'arnachovillage de Long Beach[6]) capables de bénéficier d’une tolérance sociale suffisante pour décourager la répression de masse ;
- Phase 3 : densité telle que le coût marginal de la coercition étatique devient prohibitif, si bien que la contrainte effective pesant sur les agoristes tend vers zéro.
Dans la fenêtre 1980–1982, Konkin envisage une opportunité tactique : la crise identitaire du parti libertarien après la campagne d'Ed Clark doit, selon lui, alimenter un afflux de militants vers le MLL et vers les Voluntaryists, accélérant la transition de la Phase 1 à la Phase 2.
La réplique de Rothbard (1980–1981)
Rothbard répond point par point, depuis l’économie, la sociologie des organisations et la stratégie. D’abord, sur l’économie de marché, il récuse l’angle konkinien qui tend à marginaliser le salariat : l’échange travail-revenu n’est ni un résidu féodal ni un signe d’aliénation ; c’est une forme ordinaire de coopération assortie de calculs de risque et de capital humain. Or les salariés sont captifs du withholding tax (prélèvement à la source) : ici, soutient-il, seule l’action politique (abrogation légale) peut desserrer l’étau à large échelle ; la contre-économie n’offre pas d’équivalent systémique.
Sur l’organisation, il rappelle qu’une structure volontaire n’est pas liberticide par nature. Les luttes internes, factions et jeux d’appareil ne sont pas des vices spécifiques au parti mais des coûts génériques de toute coordination à grande échelle. Autrement dit, le fait qu’un parti connaisse des conflits ne dit rien, en soi, de la légitimité du vecteur.
Concernant le « Kochtopus »[7], il mobilise l’orthodoxie de l'école autrichienne en contestant l’idée d’une « pieuvre monopolistique ». Sans privilège légal d’exclusion, l’influence d’un mécène reste médiée par la demande (lecteurs, donateurs, militants) et peut être concurrencée par d’autres financements, revues et organisations. D’où l’argument que « Kochtopus » relève plus du lexique militant que d’un diagnostic économique.
Reste le cœur stratégique : le parti libertarien. Rothbard pose deux questions. Le parti est-il mauvais en soi ? S’il ne l’est pas, les dysfonctionnements relèvent d’un problème d’agence, non d’un péché originel. Est-il nécessaire ou utile ? Pour lui, oui : certaines chaînes légales (fiscalité, interdictions réglementaires cardinales) exigent des votes d’abrogation ; refuser cet instrument, c’est se priver du levier le plus direct sur ces verrous. La conclusion est nette : préserver la radicalité programmatique tout en exploitant l’arène électorale. Rothbard ajoute une mise au point : ni lui ni le "Libertarian Forum" n’ont été « achetés » ; la publication est autofinancée, gage d’indépendance de jugement.
La contre-réponse de SEK3
Konkin réplique sur trois registres : méthodologique, normatif et Caractérologique.
- . 1) Méthodologique — ce que vise réellement l’agorisme. Pour Konkin, l’axe de tri pertinent n’est pas « salariat vs. non-salariat » mais licite vs. illicite au regard d’un droit positif jugé illégitime. L’agorisme est une méthode de déplacement des interactions pacifiques vers des zones où l’État ne peut plus aisément prélever, surveiller ou interdire. Le salariat n’est donc pas un “péché” économique ; c’est une forme organisationnelle qui, dans l’économie étatisée, sert de point d’ancrage à la contrainte (prélèvement à la source, obligations de conformité, chaînes administratives). La recommandation n’est pas d’abolir le salariat, mais de diversifier les formes contractuelles et les circuits (indépendants, coopérations ad hoc, micro-entreprises en réseau, échanges pair-à-pair) dès lors qu’elles réduisent l’exposition aux mécanismes étatiques et augmentent le coût de la coercition subi par l'Etat. Autrement dit, le défaut fatal (“fatal flaw”) pointé par Rothbard est périphérique : l’agorisme porte sur la géographie institutionnelle des actes pacifiques, pas sur la hiérarchie morale des contrats de travail dans le marché libre.
- . 2) Normatif — la contamination des moyens par la médiation politique. Konkin refuse d’« accorder pour hypothèse » qu’un parti libertarien ne soit pas mauvais per se, car cette concession naturalise l’État comme arène neutre. Pour lui, la politique n’est pas un outil indifférent ; elle impose ses propres contraintes (slogans télévisuels, arbitrages d’image, coalitions, discipline de vote) qui déforment inévitablement le message. Les compromis tactiques deviennent des normes de fait (“on ne peut pas dire X à la télévision”, “il faut promettre Y pour exister dans les sondages”), puis rétro-agissent sur la doctrine. À terme, l’architecture des moyens (parti, campagnes, financements conditionnés) reconfigure la fin poursuivie : on ne cherche plus à dessaisir l’État, mais à gérer ce qu’on ne remet plus en cause. D’où l’exigence agoriste de cohérence des moyens : ils doivent déjà incarner l’ordre volontaire, sans médiation qui corrompt l’éthique de non-agression.
- . 3) Caractérologique. L’accusation par Rothbard de saboteur (“wrecker”) est retournée par Konkin en preuve inverse. Il se présente comme un constructeur d’infrastructures qui rendent la stratégie praticable. Il agit en tant que bâtisseur d’écosystèmes : revues, réseaux de formation, “supper clubs”, enclaves locales, entraide juridique et pratique, soit autant de capacités organisationnels qui permettent aux individus de vivre davantage de transactions libres au quotidien. Cette orientation “par le bas” ne nie pas l’importance du débat théorique ; elle l’outille en produisant des exemples réplicables. Dans cet esprit, son approche n’est pas une conciliation molle, mais une méthode pour :
- 1. Clarifier les désaccords de principe (moyens politiques vs. moyens purement volontaires) ;
- 2. Rendre explicites les coûts d’opportunité de chaque voie (capture/compromis d’un côté, risque légal diffus de l’autre) ;
- 3. Éviter que la tactique du moment ne s’érige, par inertie, en norme doctrinale.
En somme, la réplique de Samuel Konkin recentre le débat là où il estime qu’il doit se jouer : quels moyens, aujourd’hui, augmentent la part de vie vraiment volontaire, sans hypothéquer la fin visée demain ?
Consolidation de la rupture (1981–1983) et recompositions
- . Échec d’une détente durable. À partir de 1981, la fenêtre d’accommodement se referme pour des raisons moins conjoncturelles que normatives. Les deux camps ne divergent plus seulement sur l’efficacité relative des moyens, mais sur la légitimité des instruments eux-mêmes. Côté agoriste, la procédure politique demeure entachée d’une présomption d’illégitimité que n’efface aucun résultat utile ; côté rothbardien, renoncer à la bataille institutionnelle équivaut à abandonner un théâtre décisif où se décident les normes. Cette incommensurabilité génère des mécanismes d’auto-sélection : les réseaux, les revues et les cercles de discussion deviennent des communautés de méthode, où s’installent des tests d’orthodoxie implicites. À mesure que l’on débat, on codifie les désaccords ; à mesure que l’on codifie, on verrouille les trajectoires. Les conventions à venir et les arbitrages programmatiques (notamment autour de 1983) cristallisent cette fermeture : toute « trêve » supposerait une suspension des principes que chaque pôle juge non négociables.
- . Nouvelles lignes de fracture. L’année 1982 voit émerger une troisième polarité non électorale avec les Voluntaryists (Carl Watner, George H. Smith, Wendy McElroy). Leur proposition n’est pas un simple anti-votisme de plus : elle systématise un écosystème de moyens pacifiques (éducation, retrait du consentement, institutions alternatives, justice privée, boycotts, entraide) et fournit un langage commun à des praticiens dispersés. Cette formalisation accentue la recomposition : une partie des militants déçus par l’arène partisane trouve dans ce cadre un horizon d’action sans médiation politique, distinct de l’agorisme strict mais compatible avec lui sur la critique de l’instrument électoral. En miroir, la rhétorique rothbardienne se fait plus tranchante envers ce courant : l’anti-électoralisme est recodé en désertion stratégique, voire en moralisme impuissant. Les conflits personnels et statutaires hérités de la séquence Cato/Crane servent de multiplicateurs : ce qui relevait hier d’un désaccord sur la tactique s’adosse désormais à des loyautés institutionnelles et à des griefs durables, rendant la controverse moins réversible.
- . Temporalité militante. La rupture consacre deux régimes de temps. Chez Konkin, la transformation est cumulative et capillaire : agrandir, par milliers de micro-décisions, la zone d’échanges soustraite à la contrainte. La réussite se mesure en densité de pratiques et en coûts de contrôle croissants pour l’appareil étatique. Cette temporalité privilégie la résilience (des enclaves, des réseaux), accepte la lenteur et valorise la non-visibilité stratégique (ce qui réussit n’a pas forcément d’indicateur public). Chez Rothbard, la priorité va aux ruptures juridiques obtenues par votes, tribunaux ou coalitions : abroger, déréglementer, réduire l’assiette fiscale, mettre fin à des interdictions cardinales. Ici, la réussite est lisible (un article de loi supprimé, une taxe abrogée), mais suppose l’occupation d’arènes politiques concurrentielles où la fenêtre d’opportunité se referme vite. Ces horizons produisent des profils de risque distincts : l’agorisme internalise un risque légal diffus et continu ; la stratégie électorale externalise un risque de capture et de compromis. Ils produisent aussi des métriques incompatibles : l’un compte des pratiques qui échappent au radar, l’autre des victoires affichables. D’où l’irritation réciproque : chaque camp voit l’autre gaspiller la ressource rare (temps, capital militant, crédibilité) que lui juge la plus déterminante.
- ↑ Promotion d’activités pacifiques situés hors du périmètre légal lorsque celui-ci entrave la liberté. Chaque pas hors du circuit étatique réduit simultanément la dépendance au pouvoir public et démontre la viabilité d’un ordre spontané de marché.
- ↑ En 1948, jeune étudiant à Columbia, Rothbard évolue dans un campus polarisé entre trumaniens (héritiers du New Deal) et progressistes pro-Wallace. Son « soutien » à Strom Thurmond, candidat des Dixiecrats, scission sudiste du Parti démocrate baptisée States’ Rights Democratic Party, elève surtout d’une provocation anti-centralisation. Les Dixiecrats défendaient une idéologie de « droits des États » instrumentalisée pour préserver la ségrégation et les lois Jim Crow, avec un conservatisme social affirmé et une hostilité à l’intervention fédérale en matière de droits civiques ; sur le terrain économique, ils acceptaient volontiers des dépenses et subventions fédérales profitant à leurs États, ce qui en faisait des anti-centralisateurs sélectifs plutôt que des partisans d’un État minimal. Dans ce contexte, le geste de Rothbard, dans un New York où Thurmond n’avait aucune chance d'être élu, visait à bousculer le duopole idéologique du campus, non à endosser le programme ségrégationniste des Dixiecrats.
- ↑ Au sein du Parti libertarien (LP) américain, le Libertarian Party Radical Caucus (LPRC) est lancé en 1979, avec Murray N. Rothbard parmi ses animateurs (il siège à son Central Committee). Son objectif est d’organiser un courant interne “hardcore” pour maintenir le LP sur une ligne de principe non accommodante face aux tentations de “respectabilité” électorale.
- ↑ Dans la bouche d’Ed Clark, en 1980, « low-tax liberalism » vise l’électeur médian et signifie : alléger l’impôt sans promettre de démanteler l’appareil d’État. Traduction télévisuelle : « libéraux » sur les questions sociétales, mais avec des impôts plus bas. Autrement dit, pas de révolution institutionnelle ; plutôt un ajustement fiscal assorti de libertés de mœurs — un cadrage proche du courant démocrate/progressiste (État-providence, régulation, droits civiques), simplement tempéré par la baisse de la pression fiscale.
- ↑ Autrement dit, le conflit a quitté le terrain doctrinal pour celui de la propriété et de la gouvernance :
- Griefs patrimoniaux : contestations sur la détention de parts (actions du Cato Institute), le contrôle d’actifs matériels et immatériels (titres de revues, marques, listes d’abonnés, budgets, accès aux donateurs).
- Griefs statutaires : batailles autour des statuts et des règlements internes (composition et pouvoirs du board, droits de vote, quorum, procédures de révocation/nomination, contrôle éditorial).
- ↑ À Long Beach (Californie), un îlot résidentiel, un petit immeuble et une maison attenante, autour du 1838 E. 7th Street, fut occupé, de la moitié des années 1970 au début des années 1990, par une grappe d’agoristes, libertariens et proches, au milieu de quelques locataires « ordinaires ». Cette co-localisation a produit ce que Konkin appelait un district agoriste : une densité humaine et logistique suffisante pour s’auto-approvisionner, diffuser des idées, mutualiser les risques et rendre coûteuse une répression de masse. ([agoristnexus.com][1])
- Fonctions clés de l’enclave
- Nœud éditorial et militant : fabrication et diffusion du New Libertarian Weekly puis du New Libertarian ; réunions, « supper clubs », débats et ateliers servant à recruter et former. ([gofundme.com][2], [fancyclopedia.org][3])
- Infrastructure locale : au pic de l’activité, Konkin ouvre même un petit bureau au centre-ville (Agorist Institute), donnant une façade stable à l’écosystème et facilitant la coordination. ([Mises Institute][4])
- Culture d’enclave : les acteurs parlent explicitement d’AnarchoVillage, décrivant un lieu où s’expérimentent des pratiques contre-économiques, une entraide quotidienne et une sociabilité libertarienne. ([The Anarchist Library][5], [archives.kopubco.com][6], [community.fortunecity.ws][7])
- Pourquoi c’est un “district agoriste” (au sens de Konkin)
- 1. Densité : assez de militants au même endroit pour créer des chaînes d’échanges et d’apprentissage sans passer par les médiations habituelles. ([The Anarchist Library][8])
- 2. Exemplarité : l’enclave sert de vitrine à la stratégie (montrer que « ça marche »), ce qui attire, forme et retient des recrues. ([The Anarchist Library][9])
- 3. Bouclier social : l’ancrage de voisinage et la visibilité éditoriale accroissent le coût politique d’une intervention lourde, l’un des critères que Konkin associe à la phase où les districts freinent la répression. ([alexpeak.com][10])
- ↑ « Kochtopus » est un sobriquet polémique forgé par Samuel Edward Konkin III pour désigner l’ensemble tentaculaire d’organisations, de revues, de campagnes et de financements gravitant autour de Charles (et David) Koch dans le mouvement libertarien des années 1970-1980. La « pieuvre Koch » dont les tentacules s’étendraient sur la recherche, la communication et la stratégie électorale. Le terme apparaît dans la galaxie éditoriale de Konkin (New Libertarian / New Libertarian Weekly) à la fin des années 1970, au moment où l’argent Koch irrigue des institutions clés (notamment la fondation à l’origine du Cato Institute) et où s’organise la campagne présidentielle libertarienne de 1980 (ticket Ed Clark–David Koch). Konkin s’en sert pour critiquer une centralisation d’influence perçue comme contraire au pluralisme du mouvement. L’image de la pieuvre vise à rendre tangible l’effet de réseau du mécénat Koch sur le mouvement, puis à nommer un rapport de force interne durant et après 1980. La querelle culmine avec l’épisode « It Usually Ends with Ed Crane » et la rupture Rothbard–Cato en 1981, avant de resurgir publiquement lors de la bataille pour le contrôle du Cato Institute en 2012. En bref, « Kochtopus » n’est pas un concept neutre, mais un mot-drapeau : il condense la crainte d’une capture philanthropique du libertarianisme.