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Arthur Schopenhauer

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Arthur Schopenhauer
Philosophe

Dates 1788 - 1860
Schopenhauer.JPG
Tendance minarchiste
Nationalité Allemagne Allemagne
Articles internes Autres articles sur Arthur Schopenhauer

Citation « Appointé par l'État en vue de fins politiques, (le philosophe) trouvera bon de faire l'apothéose de celui-ci, de le regarder comme le sommet de tout effort humain et de toutes choses. Il transformera ainsi non seulement le cours de philosophie en une école du plus plat philistinisme, mais finira par aboutir, comme Hegel, par exemple, à la doctrine révoltante que la destination de l'homme trouve sa plénitude dans l'État, à peu près comme celle de l'abeille dans la ruche : ce qui a pour effet de dérober complètement aux yeux le but élevé de notre existence. »
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Librairal

Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand, né le 22 février 1788 à Dantzig (auj. Gdansk en Pologne), mort le 21 septembre 1860 à Francfort-sur-le-Main.

Sa philosophie s'inspire de celles d'Emmanuel Kant, de Platon et des religions indiennes (le védantisme que l'Europe venait de découvrir grâce aux traductions d'Anquetil-Duperron). Il publie en 1819 son œuvre majeure : Le Monde comme volonté et comme représentation (2e édition en 1844, et 3e en 1859).

C'est un recueil d'aphorismes issus de sa doctrine, publié en 1851, au titre compliqué, mais explicite pour ce grand lecteur des auteurs antiques, Parerga et Paralipomena : petits écrits philosophiques ("Accessoires et restes" en grec) qui lui permit d'accéder à la renommée malgré l'indifférence du monde universitaire et le mépris des « philosophes d'État » (tels que Hegel, auquel il vouera toute sa vie une haine tenace).

Sa pensée

C'est un idéalisme[1] athée selon lequel le monde est à la fois représentation et volonté (représentation pour nous, et volonté en soi). Schopenhauer précise que les précurseurs de cet idéalisme "radical" furent Berkeley, Locke et particulièrement Kant.

Le monde comme représentation (Vorstellung) découle de la distinction originelle qu'opère notre esprit entre sujet et objet : le sujet est ce qui connaît et qui, par là même, ne peut être connu ; l'objet est la représentation, dont l'intuition est possible dans le temps et l'espace (formes de la sensibilité), représentation qui est réglée par la loi de causalité (la notion de causalité étant elle-même absolument a priori, et donc indépendante de l’expérience, expérience qui la suppose comme sa condition première). Temps, espace et causalité sont tout autant des modes d’intuition du sujet, que des propriétés de l’objet (c'est-à-dire des phénomènes). Leur apparente objectivité tient au fait que nous ne pouvons saisir les phénomènes sans ces formes a priori.

Alors que le criticisme kantien aboutissait à une démolition de la métaphysique, discipline dissociée de toute expérience, Schopenhauer ne craint pas d'investir ce domaine, qui pour lui doit réconcilier "l'expérience externe et interne". La réalité au-delà des phénomènes (la chose en soi de Kant) n'est pas une réalité objectivement connaissable ; en revanche, Schopenhauer voit dans la volonté son expression subjective la plus immédiate, et donc chaque chose en ce monde est une manifestation de la volonté selon le principe de raison. La chose en soi n'est particulièrement liée ni à l'objet ni au sujet, mais elle constitue un troisième terme : Schopenhauer rejette ainsi à la fois la philosophie de l'objet (en particulier le matérialisme) et la philosophie du sujet (telle que l'idéalisme absolu de Fichte), c'est-à-dire en fait toutes les philosophies qui supposent une causalité entre le sujet et l'objet.

Le concept de Volonté est le moyen que Schopenhauer adopte pour « penser objectivement » la chose en soi, car la volonté est « quelque chose d’immédiatement connu, et connu de telle sorte que nous savons et comprenons mieux ce qu’est la volonté que tout ce que l’on voudra », car ce concept n’a pas son origine dans le phénomène, mais il vient de la « conscience immédiate de l’individu ». Cependant, la Volonté n'est pas considérée comme un Absolu par Schopenhauer[2], et son abolition totale par la connaissance et le renoncement ascétique mène simplement au néant (à un "néant purement relatif" cependant, car il correspond au fait que la chose en soi "s'est librement supprimée comme volonté, c'est-à-dire complètement sortie du monde phénoménal"). La Volonté n'est pas non plus la cause de la représentation, Volonté et représentation sont plutôt les deux faces d'une même réalité. Schopenhauer caractérise la Volonté, essence des choses, comme "originellement et en soi inconsciente", mais comme parvenant à se "connaître" par la représentation dans le monde phénoménal.

Cette intuition fondatrice[3] constitue sans doute, selon le point de vue auquel on se place, le point faible ou le point fort de sa philosophie : le concept de Volonté permet à Schopenhauer de nommer l’inconnaissable, de discourir sur lui, et même parfois de lui prêter des intentions, sans craindre le paradoxe. Cette pensée a été assez riche pour inspirer par la suite tant Nietzsche[4] (la volonté de puissance), que Freud (la volonté comme inconscient, la théorie des pulsions) et de nombreux autres philosophes ou écrivains (Thomas Mann, Marcel Proust, Henri Bergson, Guy de Maupassant, Emil Cioran, etc). Certains voient aussi Schopenhauer comme un précurseur de l'existentialisme : la volonté, impersonnelle, aveugle et absurde, sans commencement, ni fin, ni but, prévaut sur la raison :

Avec lui était dit, pour la première fois avec tant de netteté et de force, que les clartés de l'entendement sont asservies à la nuit aveugle du désir. Que la représentation consciente n'est que l'avers d'une puissance inconsciente. Que la volonté singulière d'un individu n'a d'existence qu'illusoire, qu'elle est immergée dans le jeu infini et absurde d'une réalité qui, de toutes parts, la dépasse. (Roger-Pol Droit, Présences de Schopenhauer, Grasset, 1989)

Schopenhauer ne développe pourtant pas les thèmes existentialistes d'absurde, d'angoisse ou de facticité, qui lui auraient probablement paru trop incongrus dans le cadre du rationalisme kantien auquel il se réfère malgré tout, même si, comme Kant et même bien plus que lui, il souligne expressément les limites de la Raison. Son influence sur des penseurs aussi différents que Ludwig Wittgenstein ou Martin Heidegger, ou Clément Rosset en France[5], est cependant réelle. Schopenhauer est souvent un "inspirateur" inconscient de nombreux philosophes qui ne se réfèrent jamais à lui ni ne le citent (ainsi Sigmund Freud avait cessé de le lire de peur d'être trop influencé par sa pensée).

On peut également considérer Schopenhauer comme l'héritier d'un très ancien courant mystique allemand (tel que celui des mystiques rhénans) et de la "théologie négative". Cela peut paraître paradoxal pour un athée revendiqué tel que lui, cependant il invoque très souvent les différentes religions à l'appui de ses thèses (le christianisme pour le dogme du péché originel, l'hindouisme pour l'unité fondamentale de l'existence, etc.). Avec le bouddhisme, il s'agit seulement d'une convergence de points de vue, car le bouddhisme ne sera pas réellement connu en Europe avant les ouvrages et les traductions d'Eugène Burnouf (en 1844).

Liberté métaphysique

La Volonté, par définition, est inconditionnée (grundlos), ce qui ne signifie pas pour autant que l’homme, en tant que phénomène de cette Volonté, soit libre : comme partie du monde phénoménal, l’homme est même entièrement soumis au principe de raison (il n'est pas d’acte sans motif, et les motifs découlent du caractère individuel aussi rigoureusement que les effets des causes) : « nulle action ne doit arriver, sinon conformément à ce qu’exige le caractère » ; « l'homme est certes libre de faire ce qu'il veut, mais il ne peut vouloir ce qu'il veut. » La liberté est dans l'existence et dans l'essence, mais la nécessité est toujours dans l'activité :

Tout être, sans exception, agit avec une rigoureuse nécessité, mais en même temps, il existe et il est ce qu'il est en vertu de sa liberté.

La liberté, ou libre arbitre, conçue comme indépendance par rapport à la loi de causalité, n’appartient qu’à la chose en soi. L’homme « veut, et puis connaît ce qu’il veut ». Ce qu’on appelle « liberté de la volonté » chez l’homme, être de raison disposant seul des représentations abstraites (les concepts), n’est que « la possibilité de mener jusqu’au bout le combat des motifs entre eux ; après quoi, le plus fort nous détermine en toute nécessité ».

L’homme diffère donc seulement de l’animal en ce qu’il est le plus souvent déterminé par des motifs abstraits ; il est « capable de se décider après choix », mais cela ne le soustrait en rien à la loi de causalité. Il n’y a là aucun fatalisme, car si nos actions sont déterminées, comme « conformes à notre caractère intelligible », elles ne sont pas pour autant strictement prévisibles : nous ne connaissons notre volonté que par l’expérience, et non a priori. Ce point de vue, bien que déterministe, ne supprime pas la responsabilité morale, au contraire, car même si l'action obéit à la nécessité, c'est bien l'être, libre dans son essence, qui en est responsable. De la même façon, Kant admet qu'une même action peut être expliquée à la fois comme la conséquence nécessaire du caractère et comme l'œuvre d'une volonté libre. Schopenhauer salue d'ailleurs, comme une des plus grandes découvertes de Kant, la distinction qu'il opère entre le "caractère empirique", connaissable par l'action, et le "caractère intelligible" qui, lui, est transcendantal.

Alors que pour Kant la liberté, qui est un postulat de la raison pratique, ne peut pas être démontrée, mais fait l'objet d'une "croyance" rationnelle, la vraie liberté, celle de la chose en soi au-delà des phénomènes, s’obtient selon Schopenhauer par le dépassement du principe d’individuation, et elle n'est possible que par le détachement ascétique (quel que soit le dogme religieux invoqué pour motiver ce détachement, car le caractère particulier de ce dogme n’a, fondamentalement, aucune importance), qui mène à une « suppression de la Volonté par elle-même », c'est-à-dire un état incommunicable, « une paix plus précieuse que tous les biens de la raison », « un océan de quiétude », le point où sujet et objet cessent d’être.

Un libertarien méconnu ?

Schopenhauer, en tant que métaphysicien et moraliste, a relativement peu écrit en matière de philosophie politique. Ses idées volontaristes rejoignent celles du libéralisme classique et même assez souvent du libertarisme. Elles sont exprimées notamment dans le chapitre 62 du « Monde comme volonté et comme représentation » ainsi que dans les chapitres "Éthique", "Droit et politique" des « Parerga et Paralipomena ».

Schopenhauer rattache le droit à la morale :

Le droit et l'injuste sont des notions purement et simplement morales : autrement dit, elles n'ont de sens que pour qui a en vue l'action humaine considérée en soi, et sa valeur intime.

Le droit naturel serait mieux nommé « droit moral », car « son domaine, c’est celui de notre activité, celui de cette connaissance naturelle de notre volonté propre, qui naît de l’exercice de notre activité, et qui se nomme conscience morale ». Séparer le droit et la morale (comme le font les positivistes) conduit à regarder le droit et la justice comme des conventions établies arbitrairement, et « dépourvues de toute réalité en dehors du règne des lois positives », alors que le droit et l’injuste existent même dans l’état de nature, sous la forme de concepts moraux.

L’injustice est définie comme une irruption illégitime dans le domaine d’autrui, une négation de la volonté d’autrui. Le juste n’est pas autre chose que le contraire de l’injuste, la négation de l’injustice. Une action est juste dès qu’elle n’envahit pas le domaine où s’affirme légitimement la volonté d’autrui, même si cette dernière peut être jugée comme étant immorale :

Ainsi refuser du secours à un malheureux pressé par la nécessité, contempler paisiblement du sein de l’abondance un homme qui meurt de faim, cela est cruel, diabolique même, mais non injuste ; tout ce qu’on peut affirmer en toute assurance, c’est qu’un être capable d’insensibilité et de dureté jusqu’à ce point-là est prêt à toutes les injustices, pour peu que des désirs l’y poussent et que nul obstacle ne l’arrête.
On ne peut imposer aux gens rien qui ne soit négatif, c’est le caractère du droit.

Concernant la propriété, il rejoint Locke : le droit de propriété est fondé uniquement sur le travail (et non sur la première occupation comme a pu l’écrire Kant). Ce droit relève du droit naturel, il préexiste à l’État, qui n’est qu’un moyen de le garantir :

Même dans l’état de nature, la propriété existe, accompagnée d’un droit parfait, droit naturel, c’est-à-dire moral, qui ne peut être violé sans injustice, et il peut au contraire être défendu sans injustice jusqu’à la dernière extrémité.

Le droit existe en dehors de l’État, qui n’est rien de plus qu’une institution protectrice. Le contrat social et la loi sont les moyens que l’égoïsme, guidé par la raison, trouve pour combattre l’injustice. C’est là la seule justification de l’existence de l’État. Alors que la morale considère la volonté, l’intention, l’État ne doit se préoccuper que du fait (acte injuste, ou tentative). L’État ne doit pas être « un moyen de nous élever à la moralité ». Il ne doit pas être non plus un moyen de combattre l’égoïsme, car au contraire il naît d’un égoïsme rationnel : il ne peut s’occuper que des « conséquences funestes de l’égoïsme », certainement pas d’imposer des devoirs de charité. L'État est un mal nécessaire, dont le rôle est de "museler" l'homme pour garantir la vie en société. Il doit se limiter à assurer l'intégrité de la volonté, et ne pas agir au-delà.

Les seuls buts de l’État devraient selon Schopenhauer être les suivants :

  • protection à l’extérieur (contre les populations étrangères, selon le droit naturel appliqué de peuple à peuple, dernier domaine où il s’exerce encore)
  • protection à l’intérieur (protection des membres d’un État les uns contre les autres, par « les forces concentrées de tous »)
  • protection contre le protecteur : garantie du droit public, par la séparation des pouvoirs. A ce sujet, Schopenhauer, un peu comme Hans-Hermann Hoppe, est favorable à la monarchie héréditaire, qui permet de disposer d’un juge suprême neutre et désintéressé, car il n’a plus rien « à souhaiter, à espérer et à craindre pour lui-même ».

Une doctrine du droit naturel devrait exposer les points suivants :

  • explication des notions du juste et de l’injuste ;
  • droit de propriété ;
  • principe moral de la valeur des contrats ;
  • explication de la naissance et de la destination de l’État ;
  • déduction du droit de punir (droit pénal).

Schopenhauer justifie le droit pénal par la dissuasion : le seul but de la loi est de « détourner chacun, par la crainte, de toute violation du droit d’autrui ». Le châtiment n’est pas une vengeance, il est « souci de l’avenir ». Le droit pénal ne punit pas l’homme, mais l’acte seul, pour en empêcher le renouvellement. La peine n’est pas une expiation de la faute commise, elle est un gage « proportionné à la valeur de la chose garantie » : ainsi la peine de mort pour les assassins est justifiée.

La méfiance de Schopenhauer à l'égard de l'interventionnisme étatique découle de sa philosophie, et elle rejoint le "non agir" taoïste. Elle est conforme à sa pensée fondamentalement individualiste, antipolitique et anhistorique, aux antipodes de celle d'un Hegel :

En fait, les peuples n'existent qu'in abstracto ; les individus sont ce qui est réel. Il s'ensuit que l'histoire du monde est dépourvue de signification métaphysique directe ; elle n'est qu'une configuration accidentelle. (Parerga et Paralipomena, Spéculation transcendante sur l'apparente préméditation dans le destin de l'individu)

Le libéralisme justifié métaphysiquement

Pour Schopenhauer, le droit a nécessairement un fondement éthique, et l'éthique a nécessairement un fondement métaphysique. Ce fondement découle, non pas (comme l'affirme par exemple l'objectivisme) du libre arbitre de l'individu, qui pour Schopenhauer est une illusion, ni de principes purement rationnels comme chez Kant, mais de l'unité profonde de l'être par-delà la diversité phénoménale : c’est la même Volonté qui s'exprime dans la nature sous différentes formes et produit des individus différents. Cette Volonté se déchire elle-même dans la nature où chaque animal est la proie d'un autre ; mais précisément la société humaine doit dépasser l'état de nature. L'éthique et le droit reposent par conséquent sur un principe unique : « neminem laede » (ne nuis à personne), et l'État n’est que l'instrument qui doit faire respecter ce principe qui minimise la violence et l'injustice naturelles. Tâche difficile, puisqu'il s’agit « d'associer la force et le droit afin qu'au moyen de la force, ce soit le droit qui règne ».

L'individualisme de Schopenhauer est métaphysique, dans le sens où l'individu est l'expression directe de l'inconnaissable chose en soi, de la Volonté prise dans le jeu des phénomènes et soumise au principe d'individuation qui déploie la multiplicité phénoménale dans l'espace et dans le temps. L'individu est un microcosme de même que le monde est un "macranthrope" qui ne prend de sens et n'existe qu'à travers le regard de l'être humain. L'individu est premier ; ce n'est pas une abeille dans la ruche, et la société ne doit pas l'asservir ni chercher à le moraliser (d'où l'avertissement prémonitoire de Schopenhauer concernant la doctrine hégélienne, "philosophie d'État" qui selon lui "mène au communisme") :

Quand on veut vivre parmi les hommes, il faut laisser chacun exister et l'accepter avec l'individualité, quelle quelle soit, qui lui a été départie. (Aphorismes sur la sagesse dans la vie)

La conception métaphysique et moniste de Schopenhauer de la Volonté comme seule réalité au-delà des phénomènes fournit ainsi un fondement possible à l'éthique libérale, qu'on l'exprime comme axiome de non-agression ou comme inaliénabilité de la volonté humaine. Elle montre qu'on peut, à partir de l'idéalisme transcendantal, rejoindre des positions de type minarchiste et libertarien bien que la métaphysique sous-jacente soit entièrement opposée à une métaphysique réaliste de type randien, par exemple.

Lire Schopenhauer

Il faut dépasser le cliché habituel du philosophe pessimiste (un commentateur parle plutôt, avec justesse, d'un optimisme tragique) ou du misanthrope misogyne réactionnaire pour découvrir un auteur d'une lecture aisée, qui fuit comme la peste l'abstraction inutile, ("une véritable philosophie ne se dévide pas à partir de purs concepts abstraits, mais doit être fondée sur l'observation et l'expérience autant internes qu'externes" - Parerga, Sur la philosophie et sa méthode) et dont le "système" se ramène toujours à l'idée centrale de l'opposition entre la volonté (plus ou moins consciente) et l'intellect (plus ou moins soumis à la volonté), ce qui le conduit à des vues philosophiques, psychologiques, épistémologiques et surtout morales, toujours riches tout en restant extrêmement concrètes (seules ses prétentions scientifiques sont souvent dépassées, voire fausses).

L’Art d’avoir toujours raison (Die Kunst, Recht zu behalten) est une petite œuvre composée en 1830 qui a un grand succès de nos jours (c'est la seule œuvre de Schopenhauer que connaissent la plupart des gens) : Schopenhauer y dresse une liste de stratagèmes généraux qui peuvent se montrer avantageux aussi bien pour soutenir nos points de vue que pour défaire ceux de l’adversaire. Vanité, mauvaise foi, mensonges, procédés sophistiques, tout est bon pour avoir raison. Schopenhauer n'emploie pas ces stratagèmes pour son compte dans son œuvre, si ce n'est l'insulte, dont il n'est jamais avare pour "les trois sophistes" que sont à ses yeux Schelling, Fichte et Hegel.

Le Fondement de la morale (Über die Grundlage der Moral), publié en 1841, présente une critique radicale de la morale kantienne qui se veut universelle, indémontrable et déconnectée de l’expérience. Schopenhauer expose sa conception de l'éthique, qui repose sur une morale de la pitié (de l'empathie), résultant non pas d'une bonté d'âme un peu forcée et artificielle, mais résultant de la prise de conscience intuitive que, de façon ultime, les autres ne sont pas différents de nous. La morale a donc un soubassement métaphysique, l'unité profonde de l'être (le tat twam asi - "tu es cela" - des Upanishads).

Le monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) est son œuvre majeure, œuvre de jeunesse (1814 - 1818) qui sera enrichie de compléments par la suite. Il développe l'idéalisme kantien (tout en en faisant une critique très fouillée) en l'enrichissant du concept de Volonté comme essence des choses, dont le monde est l'objectivation, perçue comme représentation par le sujet connaissant.

Parerga et Paralipomena (petits écrits philosophiques) : cet ouvrage volumineux, le dernier de Schopenhauer, est un ensemble d'écrits de qualité inégale, rassemblant des "essais sur une grande variété de sujets particuliers" ainsi que des "idées isolées sur une variété encore plus grande de sujets". Les "Aphorismes sur la sagesse dans la vie" constituent le morceau de bravoure de cette œuvre éclectique qui aborde tous les sujets : religion, suicide, droit des animaux, femmes, éthique, politique, esthétique, etc.

Notes et références

  1. Le supplément au livre premier du Monde comme Volonté et comme représentation, chapitre premier, Le point de vue idéaliste, donne une description très claire de l'idéalisme philosophique en général et de ses conceptions comparées à celles du réalisme ou du matérialisme.
  2. La chose en soi ne doit pas être assimilée à un Absolu. Schopenhauer répond ainsi à son disciple Julius Frauenstädt (qui soutenait que la chose en soi était l'être originel, incréé et impérissable) :
    Ma philosophie enseigne ce qu'est le phénomène et ce qu'est la chose en soi. Mais cette chose en soi n'est telle que relativement, c'est-à-dire dans son rapport au phénomène ; et le phénomène n'est tel que dans son rapport à la chose en soi. Par ailleurs elle considère le monde comme un phénomène cérébral. Mais ce qu'est la chose en soi en dehors de cette relation, je ne l'ai jamais dit, parce que je ne le sais pas ; dans cette relation en revanche, elle est volonté de vivre. J'ai montré empiriquement que cette volonté pouvait se supprimer elle-même et j'en ai seulement conclu que, avec la chose en soi, le phénomène devait également disparaître. (lettre à Frauenstädt du 21 août 1852)
  3. Le concept de Volonté chez Schopenhauer est à rapprocher du conatus de Spinoza, de l'élan vital de Bergson, de la pulsion freudienne, etc. On pourrait dire que c'est ainsi qu'en philosophie on désigne la part à la fois inconnaissable et agissante de l'Être.
  4. Nietzsche critique le concept de vouloir chez Schopenhauer dans Par-delà le bien et le mal (chapitre I.19)
  5. Voir Schopenhauer, philosophe de l'absurde, Clément Rosset, PUF, 1967.

Citations

  • On peut résumer toute ma philosophie en une seule expression : le monde est l'auto-connaissance de la Volonté. (handschriftliche Nachlaß)
  • Chaque homme prend les limites de son propre champ de vision pour les limites du monde.
  • Le matin, c'est la jeunesse du jour. Tout y est gai, frais et facile. Il ne faut pas l'abréger en se levant tard.
  • Excepté l'homme, aucun être ne s'étonne de sa propre existence ; c'est pour tous une chose si naturelle, qu'ils ne la remarquent même pas. (...) L'homme est un animal métaphysique. Sans doute, quand sa conscience ne fait encore que s'éveiller, il se figure être intelligible sans effort ; mais cela ne dure pas longtemps : avec la première réflexion, se produit déjà cet étonnement, qui sera plus tard le père de la métaphysique.
  • La base ultime sur laquelle toute notre connaissance et toute notre science repose, est l'inexplicable. Toute explication ramène donc à cela, par plus ou moins d'étapes intermédiaires. C'est ainsi que dans la mer la sonde trouve le fond tantôt à une plus grande profondeur, tantôt à une moindre, mais elle doit finir par le trouver partout. Ce quelque chose d'inexplicable échoit en partage à la métaphysique.
  • L'essence intime des choses n'est pas un élément connaissant, un intellect, c'est un principe dépourvu de connaissance ; la connaissance ne s'y surajoute que comme un accident, une ressource du phénomène de cette essence : elle ne peut donc s'assimiler cette essence même que dans la mesure de sa propre nature calculée en vue de fins toutes différentes (celles de la volonté individuelle), et par suite que très imparfaitement. De là procède l'impossibilité de concevoir complètement, jusque dans ses derniers principes et de manière à satisfaire à toute demande, l'existence, la nature et l'origine du monde.
  • Appointé par l'État en vue de fins politiques, (le philosophe) trouvera bon de faire l'apothéose de celui-ci, de le regarder comme le sommet de tout effort humain et de toutes choses. Il transformera ainsi non seulement le cours de philosophie en une école du plus plat philistinisme, mais finira par aboutir, comme Hegel, par exemple, à la doctrine révoltante que la destination de l'homme trouve sa plénitude dans l'État, à peu près comme celle de l'abeille dans la ruche : ce qui a pour effet de dérober complètement aux yeux le but élevé de notre existence.
  • Aujourd'hui est mauvais et chaque jour sera mauvais - jusqu'à ce que le pire arrive.
  • La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui.
  • Avant de prononcer avec tant d'assurance que la vie est un bien digne de désirs ou de reconnaissance, qu'on veuille comparer une fois sans passion la somme de toutes les joies possibles qu'un homme peut goûter dans l'existence, avec celle de toutes les souffrances possibles qui peuvent l'atteindre. A mon sens, la balance ne sera pas difficile à établir.
  • La justice ne commandant rien que de négatif, on peut l'imposer : tous en effet peuvent également pratiquer le « neminem læde ». La puissance coercitive, ici, c'est l'État, dont l'unique fin est de protéger les individus les uns contre les autres, et tous contre l'ennemi extérieur. Quelques philosophailleurs allemands, tant notre époque est vénale ! ont tâché de le transformer en une entreprise d'éducation et d'édification morales : on sent là-dessous le jésuite aux aguets, prêt à supprimer la liberté des personnes, à entraver l'individu dans son développement propre, pour le réduire à l'état de rouage dans une machine politique et religieuse à la chinoise. C'est par cette route qu'on aboutit jadis aux inquisitions, aux autodafés, aux guerres de religion. (Le fondement de la morale)
  • La séparation de l’esprit ou du « moi » en deux parties toutes différentes, l’une primaire, essentielle, — la volonté, et l’autre secondaire, — l’intellect, est le principe fondamental comme le mérite fondamental de ma philosophie, et ce qui la distingue absolument de toutes les autres. (Parerga et Paralipomena)
  • La destinée réservée à toute vérité, à quelque ordre de savoir qu’elle se rapporte, et fût-ce au plus important : pour elle un triomphe d’un instant sépare seul le long espace de temps où elle fut taxée de paradoxe, de celui où elle sera rabaissée au rang des banalités. (Le monde comme volonté et comme représentation, Préface) [Cette citation est souvent transformée pour donner cette citation apocryphe : « Toute vérité franchit trois étapes. - D'abord, elle est ridiculisée. - Ensuite, elle subit une forte opposition. - Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. »]

Citations sur Schopenhauer

  • « En dehors de la probité, il y a encore une autre qualité que Schopenhauer a en commun avec Montaigne, c'est une véritable sérénité rassérénante, aliis lætus, sibi sapiens. » (Friedrich Nietzsche, Troisième Considération Inactuelle, 1874)
  • « (Pour Schopenhauer) le fond du réel, qui s'identifie à une sorte de vouloir anonyme et cosmique, est l'absurde même, le règne sans partage de pulsions dépourvues de toute cause et de toute finalité ultimes. Contrairement à la fameuse sentence de Hegel, non seulement le réel n'est pas rationnel, mais il est, en dernière instance, le non-rationnel par excellence. » (Luc Ferry)
  • « Schopenhauer est, par excellence, le philosophe théoricien du Weltschmerz, du pessimisme romantique. - Romantique, Schopenhauer l'est par sa conception de l'insatiabilité du désir humain, source éternelle et immanente de la Douleur ; il l'est encore par son irrationalisme qui érige en principe premier des choses le vouloir-vivre irrationnel, hasardeux, mystérieux et formidable, fond d'ombre et d'orage à la surface duquel se déroule le drame éphémère et incompréhensible de notre vie. Il l'est enfin par l'individualisme intégral, à la fois métaphysique, moral et social dont nous allons retrouver chez lui les divers traits. (...) Chez Schopenhauer, c'est le pessimisme qui engendre l'individualisme. En face de cet univers mauvais en soi, l'individualisme schopenhauerien est un acte de révolte chez le seul être en qui s'allume la lumière de l'intelligence, l'individu humain. C'est un divorce d'avec l’Être; c'est un refus de collaborer à ses fins. C'est un non prononcé à l'adresse du vouloir-vivre universel qui va s'incarner particulièrement dans l'ordre social. » (Georges Palante)
  • « Spectateur du monde plutôt qu'acteur, certainement. Mais moins par égoïsme que par lucidité. » (Clément Rosset)
  • « Seul, parmi les Allemands, Schopenhauer [me plaisait], sans doute parce qu’il est nourri des psychologues français et anglais. » (Henri Bergson, lettre à Jacques Chevalier du 2 mars 1938)
  • « Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l'amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. Et aujourd'hui même, ceux qui l'exècrent semblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sa pensée. » (Guy de Maupassant)
  • « Arthur Schopenhauer répétait volontiers à ses interlocuteurs qu’une philosophie où l’on n’entend pas bruire à travers les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de dents et le cliquetis formidable du meurtre réciproque et universel n’est pas une philosophie. La seule évocation du Dieu de la Bible jetant un regard sur le monde qu’il venait de créer et trouvant que tout y était bien suscitait son courroux. Il lui semblait incomparablement plus juste de dire que c’est le diable qui a créé le monde plutôt que Dieu. » (Roland Jaccard)
  • « Chaque fois que ses paroles me reviennent à la mémoire, un frisson, que je connais bien, me parcourt de la tête aux pieds, comme si un souffle glacé sortait de la porte entr'ouverte du néant. » (Paul-Armand Challemel-Lacour, Études et réflexions d’un pessimiste, Paris, 1901)
  • « « Le monde est ma représentation. » Dans cette phrase, Schopenhauer a ramassé la pensée de la philosophie moderne. Il faut citer ici Schopenhauer parce que son œuvre capitale, Le Monde comme Volonté et Représentation, depuis son apparition en 1818, a marqué de la façon la plus profonde tout ce qu'on a pensé durant tout le XIXe siècle et le XXe, là même où cela n'apparaît pas immédiatement ni clairement, là même où sa phrase est combattue. Nous oublions trop facilement qu'un penseur agit plus essentiellement là où il est combattu que là où il est approuvé. Même Nietzsche a dû en passer par un débat avec Schopenhauer, où Nietzsche, malgré sa conception opposée de la volonté, observe le principe de Schopenhauer : « le monde est ma représentation ». » (Martin Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ?, 1954)
  • « Le pessimisme de Schopenhauer est radical. C'est la vie même qu'il veut anéantir : il est volonté de néant. » (Théodore Ruyssen, Schopenhauer, 1911)
  • « Il y a chez Schopenhauer un procès d'auto-connaissance d'un principe (la volonté) générateur d'un certain ordre dans les phénomènes. Ce processus peut être qualifié comme volonté de vivre, c'est-à-dire tendance de toutes choses vers la lumière de l'intelligence, la représentation. Mais l'intelligence, elle, ne peut nous donner aucune lumière sur ce qui la fait être, puisque Schopenhauer ne cesse de souligner son caractère dérivé, secondaire. Il rend donc lui-même impossible la percée métaphysique vers l'intelligibilité de l'ordre de l'Etre que rendrait possible la reconnaissance de l'identité du connaître et de l'être. D'où, finalement, un mystère qui demeure insondable : la volonté comme principe cosmologique veut la vie, et donc l'intelligence, mais l'intelligence ne nous donne aucun moyen de savoir pourquoi. » (Vincent Stanek, L'Harmattan, 2004, préface à la réédition du Schopenhauer de Théodore Ruyssen, 1911)
  • « A partir de 1880, avec le succès spectaculaire de la philosophie d'Arthur Schopenhauer, le néantisme s'installe à la place qu'il n'a plus quittée depuis, celle de l'école de pensée la plus puissante de l'Europe occidentale. » (Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Actes sud, 2004)
  • « Schopenhauer est le seul philosophe allemand qui ait de l'humour, le seul qui me fasse rire. Ses explosions de colère, ses indignations. Son côté Swift. Il aurait pu être anglais. Nietzsche, jamais. » (Cioran, Cahiers)
  • « Connaissez-vous Schopenhauer ? J'en lis deux livres. Idéaliste et pessimiste, ou plutôt bouddhiste. Ça me va. » (Gustave Flaubert, lettre du 13 juin 1879 à Edma Roger des Genettes)
  • « Chaque fois que je relis Schopenhauer, et que j’entends cette voix âpre me redire qu’il n’y a ni origine ni finalité, que l’espace et le temps n’existent pas, que Dieu est une fable, le progrès une chimère, le libre arbitre une absurdité, l’amour un piège et le bonheur une illusion, c’est comme si je savourais une cuillerée de confiture d’opium, exquise et fatale. » (Gabriel Matzneff, Un galop d'enfer, 1985)


Publications

  • Le monde comme volonté et comme représentation, traduction A. Burdeau, édition revue et corrigée par Richard Roos, Quadrige/PUF, 2006 (édition complète avec les suppléments, plus de 1400 pages) (lien Amazon)
  • Parerga & Paralipomena (petits écrits philosophiques), traduction Jean-Pierre Jackson, éditions Coda (diffusion PUF), 2005 (traduction intégrale, plus de 900 pages). Ouvrage publié sans soutien public. (lien Amazon)

Littérature secondaire

  • 1962, Richard Taylor, "The Will to Live: Selected Writings of Arthur Schopenhauer", Doubleday
  • 1967, Clément Rosset, "Schopenhauer, philosophe de l'absurde", PUF
  • 1989, Roger-Pol Droit, "Une statuette tibétaine sur la cheminée", In: "Présences de Schopenhauer", Grasset
  • 2010, Vincent Stanek, La métaphysique de Schopenhauer, Vrin

Liens externes


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